Blog • Šešelj et le TPIY, ou du bon usage des petites cuillères rouillées

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Après Ante Gotovina, Ramush Haradinaj, Momčilo Perišić et quelques autres, le TPIY vient d’acquitter le chef « historique » de l’extrême droite serbe. Il a fallu pas moins de treize années de procédure pour aboutir à ce fiasco judiciaire.

D.R.

Egorger ses voisins ou qui que ce soit d’autre au moyen d’une petite cuillère rouillée est un crime. Si ce crime est commis par des gens portant un uniforme, au cours d’un conflit armé, il a de grandes chances d’être considéré comme un crime de guerre si les victimes appartiennent elles-mêmes à un autre groupe belligérant, voire comme un crime contre l’humanité si ces victimes sont des civils désarmés qui ne prennent aucune part active à ce conflit. Enfin, si ces petites cuillères rouillées servent à égorger tous les membres d’un groupe ethnique donné ou d’une quelconque catégorie sociale – les Croates, les Serbes, les Français, les Francs-Comtois, les Papous, les borgnes, les unijambistes ou les adorateurs d’une quelconque divinité – le crime pourra être considéré comme présentant un caractère génocidaire.

Dire : « il faut égorger les Croates, non pas avec un couteau, mais avec une petite cuillère rouillée » est une absurdité, une crétinerie, mais ne tombe pas automatiquement sous le coup de la justice. S’il fallait sanctionner pénalement toutes les imbécillités proférées à travers le monde, les tribunaux, déjà surchargés, ne désempliraient plus.

Toutefois, si certains, après avoir entendu cette sentence idiote, se sont effectivement munis d’une petite cuillère rouillée et sont partis égorger des Croates – ou, mieux encore, si la personne qui a proféré cette absurdité à ordonné à des gens sur lesquelles elle avait autorité d’aller égorger des Croates à l’aide d’une petite cuillère rouillée (ou d’ailleurs, d’aller les tuer de n’importe quelle autre manière, la petite cuillère n’étant objectivement pas l’instrument le plus commode à utiliser pour occire son prochain), cette personne devra être reconnue coupable d’instigation au meurtre, voire même condamnée pour sa responsabilité de commandement.

Nous en sommes là : Vojislav Šešelj, ci-devant voïvode des tchétniks, a proféré un grand nombre d’absurdités et d’horreurs, mais le TPIY a considéré que ces propos n’avaient eu aucune conséquence pratique. Il serait impossible d’établir le moindre lien entre les éructations de Šešelj et les Croates qui ont effectivement été assassinés. Autrement dit, Šešelj a parlé pour rien, pour le simple plaisir de parler.

Le coup de la petite cuillère rouillée n’était donc qu’une bonne blague (que l’on pourra ressortir pour les repas de famille qui traînent trop en longueur).

Certes, pas mal de gens sont morts dans ces guerres yougoslaves, et tout ne saurait donc être réduit à des plaisanteries de fin de banquet. Ou plutôt si, en fait : le temps véritable des plaisanteries, des grosses farces arrive, comme toujours, après le festin, après le dépeçage, l’orgie, la curée. Il relève du temps du TPIY, ce haut-lieu de l’humour et du non-sens juridique, ce nouveau Temple des plaisanteries internationales.

Patatras. L’ultra-tribunal ultra-acquitte l’ultra-nationaliste !

Quand il a été créé, en 1993, sous le nom de Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, il était, disait-on, l’expression de la mauvaise conscience de l’Occident, qui n’avait pas été capable de mettre un terme aux guerres et cherchait donc à se « rattraper » en en punissant les responsables.

Les ambitions prêtées au Tribunal n’ont cessé de croître, surtout après la chute de Milošević, en 2000, quand les Balkans semblaient tourner pour de bon la page des guerres. Il n’avait plus seulement pour but de juger des individus, mais « d’écrire l’histoire », et surtout de « contribuer à la réconciliation régionale ». Le tribunal devenait un instrument central de la « justice transitionnelle », cette panacée universelle qui devait guérir les Balkans de tous leurs maux ancestraux… La mission attribuée à la Cour était quasiment démiurgique : il s’agissait de faire passer cette malheureuse région de l’état de nature (sauvage, bien évidemment) à l’état de culture (européenne, cela va sans se dire). Le TPIY devenait ainsi un élément clé de « l’européanisation » des Balkans – ce processus alchimique qui devait aplanir les montagnes et transformer des descendants de haïdouks en prospères et démocrates citoyens d’une sorte de nouvelle Scandinavie méridionale.

Pourquoi donc a-t-il failli à sa tâche ? Pourquoi a-t-on systématiquement cassé en appel ce qui avait été jugé en instance ? Pourquoi les témoins de tous les procès des anciens commandants de l’UÇK souffraient-ils d’amnésie ou d’insuffisance cardiaque ? Pourquoi ont-ils acquitté Šešelj ?

L’affaire se présentait pourtant bien. Selon la presse quasiment unanime, Šešelj n’était pas seulement un nationaliste, mais un « ultra-nationaliste serbe » - cette formule désignant une sorte de d’idéal-type du mal absolu (j’aimerais bien, une fois, rencontrer de simples nationalistes, pas « ultras », ce doit sûrement être des gens délicieux, tout à fait charmants…). Un ultra-nationaliste : une proie de choix, donc, pour un ultra-tribunal.

Mais non. Patatras. L’ultra-tribunal n’a prononcé qu’un ultra-acquittement.

L’accusé, on le sait, n’a jamais tué personne de ses mains, n’a jamais essayé en vrai son truc des petites cuillères. Il n’a fait que raconter des blagues, de bonnes blagues, comme d’appeler au nettoyage ethnique de la Bosnie, de la Croatie ou de la Voïvodine.

40 ans de prison, c’était une blague, ahaha, comme le coup des petites cuillères...

Le TPIY avait initialement été créé pour juger de « gros poissons » des inspirateurs, des responsables politiques ou militaires de premier plan, pas des exécutants. Mais l’on s’est vite rendu compte que cette pratique pouvait créer une dangereuse jurisprudence, allant bien au-delà des Balkans.

Juger des responsables, oui, mais tant que cela reste des sauvages, « des nègres », comme dirait une certaine ministre de la République française. Carla Del Ponte a probablement touché l’un des tabous majeurs du tribunal en envisageant l’ouverture d’une enquête sur les éventuels crimes de guerre commis par l’OTAN en 1999. Comment cela ? Le tribunal ne se contente donc pas de juger LEURS crimes, mais pourrait aussi juger les NÔTRES ? On a vite indiqué à Carla Del Ponte qu’elle s’approchait d’une infranchissable ligne rouge, et le juge américain Theodor Meron, opportunément élu et réélu à la présidence du tribunal, s’est empressé de noyer le risque d’incendie.

Pour éviter tout risque d’un précédent juridique qui pourrait fonder la condamnation d’un responsable civil ou militaire de n’importe quelle guerre commise à travers le monde – en Afghanistan, à Gaza, au Yémen, en Libye – il convenait de faire vaciller la notion centrale sur laquelle le tribunal s’appuyait, à savoir celle de la responsabilité de commandement. Dès lors, il était impératif d’acquitter en appel ceux que l’on avait condamnés à de lourdes peines en première instance, les Gotovina, Markač, Perišić et autres Frenki Simatović. Quant à ce bon Šešelj, il était incontestablement plus simple de l’acquitter dès le premier tour, d’autant que l’homme est procédurier et risque déjà de réclamer beaucoup d’argent en dommages et intérêts pour ses onze années de détention provisoire.

Rassurez-vous, il y a fort à parier que Radovan Karadžić, comme ses collègues, sera acquitté en appel — 40 ans de prison, c’était une blague aussi, ahaha, comme le coup des petites cuillères.

Rassurez-vous également, en cinq jours de détention, Florence Hartmann n’a pas eu le temps de faire main basse sur la réserve de petites cuillères de la prison de Scheveningen.