Blog • De la Syrie aux Balkans, l’été du grand départ

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Sur l’autoroute de Macédoine
© Laurent Geslin

L’été commence, celui du calendrier. En réalité, cela fait déjà des semaines qu’il fait chaud et que, chaque jour, des milliers de réfugiés syriens, afghans, irakiens, marchent sur les routes de Macédoine, alors que le thermomètre dépasse souvent les 35°. Evzoni, Gevgelia, Kumanovo, Preševo… Ces noms de villes oubliées de la province balkanique sont désormais bien connus à Deir ez-Zor ou à Raqqah, ce sont des étapes sur le long chemin vers l’incertaine terre promise de l’Occident.

À quelques jours près, le début de l’été coïncide, cette année, avec celui du ramadan, un mois de jeûne si éprouvant quand les journées sont longues et la chaleur sans pitié. Hier soir, à la mosquée Sinan Tatar Beg de Kumanovo, une bonne centaine de réfugiés partageaient l’iftar, le repas que l’on prend quand le soleil se couche enfin, avant de s’effondrer sur les tapis. Les plus blessés par la longue marche faisaient soigner leurs plaies à la petite infirmerie de fortune établie auprès de la fontaine. Dehors, alors qu’arrivait un nouveau groupes de cyclistes syriens, les profiteurs se pressaient pour racheter leurs vélos à vil prix. Les cycles s’achètent 150, 200 euros à Gevgelia, et se revendent pour dix fois moins cher 200 kilomètres plus au nord, à Kumanovo, avant d’être redescendus par les commerçants pour alimenter le trafic.

Il y a toujours et partout ceux qui aident, ceux qui donnent de la nourriture, qui soignent les blessés, et ceux qui profitent, qui exploitent la misère, qui voient dans chaque crise l’occasion d’un profit rapide et facile. Rien de nouveau sous le soleil.

Ce qui est nouveau, c’est que l’on fasse des selfies

Ce qui l’est, ce sont les étudiants syriens qui font des selfies en pédalant sur l’autoroute. Certains réfugiés n’ont plus rien, se sont tout fait voler par les brigands de grand chemin, d’autres ont encore un smartphone et pensent à alimenter leur facebook. C’était pareil, sans aucun doute, durant l’exode de l’été 1940 : il y avait les pauvres qui partaient à pied, et ceux qui avaient chargé de chapeaux et de victuailles leurs belles voitures. C’était pareil en 1999, quand les Kosovars ont fui le Kosovo. Même dans les pires épreuves, les différences sociales persistent, au moins un temps. Ce qui est nouveau, c’est que l’on fasse des selfies.

À travers toute la Macédoine, des centaines de citoyens aident les migrants. À Skopje, Suad Misini poursuit une grève de la faim devant le Parlement. À Veles, Lenche Zdravkin a déjà accueilli, chez elle, des milliers de migrants. Le chef de la gare de Demir Kapija les laisse prendre le train sans billets et a fait dormir chez lui quelques Syriens. À Preševo, de l’autre côté de la frontière serbe, le chef des douaniers, l’autre soir, achetait des chocolats à une petite Congolaise de quatre ans, et m’expliquait qu’il avait laissé des Syriens regarder dans son bureau le dernier derby Partizan-Etoile rouge. Je ne pense pas que le chef des douanes françaises de Ventimille ait ouvert son bureau pour permettre à des « clandestins » de regarder la finale de la Coupe de France. Je ne pense pas que les contrôleurs de la SNCF exonèrent ces « clandestins » du prix des billets, si jamais ils prennent le train.

Partout en Macédoine, les citoyens se mobilisent, alors que l’Etat est tragiquement absent. De temps en temps, la police refoule des migrants sur la frontière grecque, entre Evzoni et Gevgelia. De temps à autre, des flics les tabassent, les empêchent de monter dans les trains. Le plus souvent, on laisse passer. L’État n’apporte aucune aide, il n’assume même pas ses fonctions régaliennes ni ses devoirs de protection. L’autre soir, le frère d’Ali Baba est venu rôder à la mosquée de Kumanovo. « Ali Baba », c’est ce trafiquant afghan, qui kidnappait les migrants et les torturait dans le village de Vaksince, non loin de Kumanovo, jusqu’à ce qu’ils puissent s’acquitter, via Western Union, de fortes rançons. La police a finalement investi les maisons du village où ils étaient détenus, mais Ali Baba court toujours, et le « business » a repris.

Ils savent que leur Etat ne fait rien, mais ils constatent aussi l’absence de l’Union européenne

Les Macédoniens aident, tout en regardant passer, jour après, ce flux ininterrompu. Ils savent que non seulement leur Etat ne fait rien, mais ils constatent aussi l’absence de l’Union européenne, cette Union qui n’a pas trouvé un mot à dire sur la crise en cours, qui n’a pas envoyé d’aide humanitaire, qui n’a pas dressé de camps de tentes aux frontières de la Macédoine et de la Serbie, ni monté d’hôpital de campagne pour soigner les plus malades.

Les Syriens et les Afghans rêvent encore d’y arriver, dans cette Union européenne, les Macédoniens aussi, tout comme les Albanais, les Kosovars, les Serbes, les Monténégrins… Mais les habitants des Balkans ont bien compris que l’Union, malgré les promesses de Thessalonique, ne viendrait pas à eux. Non, non, il y a la crise, le Grexit, le Brexit, la fatigue de la capacité d’absorption… C’est à eux d’aller vers elle. L’Allemagne a un vital besoin de main d’œuvre, de populations jeunes, et elle fait venir à elle les migrants, mais pour cela, elle n’a nul besoin du parapluie troué des politiques européennes. Elle laisse venir, et a dévolu aux pays des Balkans la fonction de sas. C’est la plus vieille des méthodes. Faites marcher les gens sous le soleil durant des semaines, laissez les franchir de nuit des frontières hérissées de barbelés : seuls les plus performants passeront l’épreuve, les autres n’ont qu’à crever au bord de la route, avec leurs plaies béantes.

Les citoyens des Balkans regardent passer le flux, certains aident, d’autres profitent, mais tous pensent, eux aussi, à prendre la route. Les Kosovars sont partis en masse cet hiver, les citoyens du Nord du Monténégro ont pris le relais ce printemps, et se sont rués vers la terre promise et dépeuplée de la Basse-Saxe. Ceux du nord de l’Albanie partent pour la France, où ils représentent déjà, depuis plusieurs mois, la première nationalité des demandeurs d’asile dans de nombreux départements.

À leur tour, les Bosniens et les Macédoniens vont se mettre en marche, inéluctablement. Beaucoup de Serbes suivront sans doute. Les Rroms s’en vont déjà. Ce sont toujours les premiers à partir, ils pressentent la catastrophe et l’impérieuse nécessité de prendre la route.

Les promesses d’intégration ne sont plus que des mensonges, des rêveries vaines que continue d’agiter le triste camelot Johannes Hahn

On a détruit l’Afghanistan, l’Irak et la Libye. On laisse la Syrie s’autodétruire, et l’Europe n’a aucune réponse politique à formuler. Dans les Balkans, les promesses d’intégration ne sont plus que des mensonges, des rêveries vaines que continue d’agiter le triste camelot Johannes Hahn, des farces qui n’amusent plus personne.

C’était cela, les politiques européennes de sécurité, les promesses d’intégration, les politiques de voisinage et le partenariat euro-méditerranéen (on pourrait encore citer beaucoup d’autres hochets agités durant des années par des experts grassement payés).

Reste la route, et son épuisante monotonie, ses dangers. On y croise parfois des brigands, parfois de bonnes gens qui donnent le peu qu’ils ont sans rien espérer en retour. C’est la loterie de la route, certains ont de la chance, d’autre pas.

Ne nous y trompons pas, les barbares ne sont pas à nos frontières. Ils sont au cœur du système, de la citadelle technocratique, dans les froids bureaux où l’on manie les chiffres et les statistiques, où l’on a encore le culot de parler de « politiques communes », où l’on croit encore veiller au destin de la « plus puissante économie du monde ».

Il n’est plus question d’intégration européenne, mais seulement de cela : quand tout le monde sera parti, qui restera pour éteindre la lumière ?