Blog • La triangulation est un sport de combat serbe

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De Bill Clinton à Aleksandar Vučić, en sautant la case François Hollande. Ou comment rejouer la Guerre froide, sauver la Serbie, l’Europe et le monde, tout en éliminant son opposition. Petit cours de trigonométrie politique.

Le terme de « triangulation » est passé depuis un bon moment déjà du domaine de la géométrie à celui de la politique. L’opération consiste, pour un gouvernement de gauche, à mener une politique de droite et à finir, de la sorte, par se prendre les pieds dans le tapis en faisant monter l’extrême droite.

La découverte de la formule reviendrait à Dick Morris, qui était alors, dans les années 1990, conseiller politique et spin doctor de Bill Clinton. « Ce que nous devions faire, c’était prendre vraiment le meilleur du programme de chaque parti, et d’en arriver à une solution quelque part au-dessus des positions de chaque parti », explique-t-il. Il s’agissait de « prendre de la hauteur en se plaçant à l’intersection des partis, en allant même jusqu’à occuper le terrain de l’adversaire, pour sortir d’une impasse politique » [1]...

C’est en suivant ce modèle efficace, à défaut d’être illustre, que François Hollande et Manuel Valls piquèrent au FN l’idée de déchéance de nationalité puis l’abandonnèrent, empruntèrent au MEDEF ses idées sur la réforme du Code du travail et préparent activement la disparition du Parti socialiste... Admettons, par pure grandeur d’âme, que ces excès de trigonométrie seraient incompatibles avec une certaine forme de rationalisme français.

Par contre, la triangulation a trouvé en Serbie son artiste, son athlète, son esthète, son vrai champion : Aleksandar Vučić.

Voici un jeune homme qui effectue toute sa carrière dans les rangs de l’extrême droite nationaliste, qui censure et expulse les journalistes, qui explique qu’il convient de massacrer cent musulmans pour un Serbe tué, qui honnit et vilipende l’Union européenne... jusqu’à un glorieux jour de l’automne 2008 où il en devient le plus chaud partisan.

Vučić le « pro-européen » ne s’est pas embêté à consulter des politiciens ou des économistes, à perdre du temps en interminable séance de brainstorming... Il lui fallait un programme ? Il a pris celui de ses adversaires, en l’occurence le Parti démocratique.

L’intégration européenne ET la « défense du Kosovo », les privatisations et la gay pride, l’achat des voix des minorités, les conseillers de communication et les spin doctors, l’estime et l’amitié des « partenaires européens de la Serbie », même Rasim Ljajić et Nenad Čanak : Vučić n’a rien laissé aux Démocrates que leurs yeux pour pleurer.

Avec une bonne campagne à l’américaine et le train bulgare dans les bureaux de vote, la « consolidation de la démocratie » est assurée

Aleksandar Vučić a pris sans rien perdre. Il a conservé l’électorat nationaliste du vieux Parti radical, dont il continue même, à grands frais, de débaucher les cadres, et il s’est attaché le soutien d’une bonne part de l’ancien électorat démocrate, celui des jeunes diplômés qui rêvent d’une bonne carrière et d’une Serbie qui marcherait mieux. Il a même réussi à ramener aux urnes pas mal de ceux qui les boudaient depuis longtemps...

Pour réussir une bonne triangulation, il ne faut oublier aucun des trois côtés du triangle : offrir des beaux emplois aux jeunes arrivistes, distribuer des paquets de sucre dans les quartiers rroms et sanctionner sans pitié les fonctionnaires qui ne voteraient pas pour le parti au pouvoir. Ensuite, tout roule tout seul : avec une bonne campagne à l’américaine et le train bulgare dans les bureaux de vote [2], la « consolidation de la démocratie » est assurée.

L’opération ne s’arrête pas là. Après les deux victoires consécutives de 2012 et 2014, Vučić veut transformer l’essai en 2016. Et pour ce faire, il a convoqué de nouvelles élections. De coûteuses élections dont la Serbie n’avait, a priori, nul besoin.

Pour gagner les élections, on le sait, il faut acheter des voix, ramener les fonctionnaires et les retraités à ses meetings, monopoliser les télévisions, mais cela ne suffit pas : dans une démocratie avancée comme la Serbie, il faut aussi se créer une opposition !

On le sait aussi, dans cette Serbie parfois indolente, parfois paresseuse, Super-Vučić fait tout : il est Premier ministre, chef de parti, capitaine des pompiers, sauveteur bénévole, représentant de commerce, et même chef de l’opposition. Oui, regardez cette grande âme : pour fixer la date des élections, il a attendu que soit connue celle du verdict de Vojislav Šešelj devant le TPIY, sûr qu’il était que son mentor serait acquitté, ou du moins débarrassé de ses ennuis judiciaires.

Qui a jamais dit que Vučić était un ingrat ??? Quel mensonge ! Šešelj a été son premier maître, son guide, celui qui, le premier, lui a expliqué la complexité du monde. Vučić entend le remercier en permettant à Šešelj de retrouver la plus belle tribune du monde, celle qu’il préfère entre toutes : chef de l’opposition !

Analysons la scène politique serbe telle qu’elle se présente en cette veille d’élection :

- le Parti démocratique a toutes chances de disparaître des écrans radar et, au vrai, peu de gens le regretteront ;
- les divers transfuges du « vieux parti », Boris Tadić et Čeda Jovanović, sans oublier l’indispensable Nenad Čanak, ont réuni leurs petites chapelles respectives, et s’empresseront d’aller à la soupe. Oh, ils ne convainquent plus grand monde en Serbie, ils ne servent pas à grand chose, mais il leur reste encore un semblant de crédit à l’export, qui permettront au rusé Vučić de conforter son image « pro-européenne » en les intégrant dans son gouvernement ;
 et en face, face à ce noble camp du bien, de l’Europe, du progrès et de la Serbie moderne, que restera-t-il ? Une opposition nationaliste, bigote, anti-européenne et homophobe (on le sait, un grand triangulateur comme Vučić se doit même d’a-do-rer les Gay Prides), une opposition naturellement « pro-russe ».

La Serbie sera dimanche le théâtre d’un choc des géants, la nouvelle guerre de Corée se jouera à Zemun

La communication est bien faite : les agences de presse internationales présentent déjà le morne scrutin comme un « choix » entre l’Europe et la Russie... Bref, la Serbie sera dimanche le théâtre d’un choc des géants, la nouvelle guerre de Corée se jouera à Zemun — mais cette fois-ci, on le sait quand même d’avance, le camp du Bien l’emportera.

Il s’agit juste de se faire un peu peur, de se donner un petit frisson. Oh, personne ne croit en Serbie que le patron Vučić puisse être le moindrement menacé, mais il est toujours bon de dramatiser un peu les choses. Cela plaît aux ambassadeurs nouvellement nommés, aux quelques journalistes étrangers de passage qui essaient de vendre leurs papiers à leur rédaction...

Super-Vučić, l’homme venu du passé sombre de son propre pays, se dresse désormais face aux cosaques, aux brutes de la steppe, du Donbass et du Kouban, et il offre la Serbie et tous ses trésors à l’Occident reconnaissant. C’est beau comme de l’antique, et quel dommage que les studios de cinéma d’Avala aient été liquidés...

Pour arriver au terme de l’étonnant chemin de la triangulation, il ne suffit pas de « reprendre les meilleurs idées de tous les partis », comme faisait semblant de le croire Dick Morris, il faut inverser les rôles : il faut que Vučić puisse jouer le rôle de Zoran Đinđić, tout comme il faudrait, en France, que Manuel Valls aille distribuer des tracts du Front national à la gare RER d’Évry Val-de-Seine.

Vučić remportera les élections de dimanche, le recours à une fraude massive rendant sa victoire plus éclatante encore, et chacun se félicitera de cette « confirmation » donnée à l’orientation « pro-européenne » de la Serbie. Quant à Vojislav Šešelj, le méchant croque-mitaine nationaliste, il continuera de jouer son rôle bien utile d’épouvantail, du haut des 5, 10 ou 15% des voix qu’il obtiendra.

Notes

[2La pratique bien rôdé du « train bulgare », qui ne doit rien aux cheminots de Sofia, consiste à distribuer aux électeurs des bulletins de vote pré-remplis. Les électeurs glissent ces bulletins dans l’urne et ramènent ensuite hors du bureau de vote des bulletins vierges qui sont remplis par les « techniciens » du parti au pouvoir, puis distribués à de nouveaux électeurs.