Blog • Sur la côte adriatique, histoire, géopolitique et toponymie

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Toute est question d’espace(s). Géopolitique, cartographie et toponymie, qu’est-ce que ces trois disciplines ont en commun dans les régions de la Haute-Adriatique et de la côte dalmate ?

L’amphithéâtre de Pula, en Croatie
© Laurent Geslin / CdB

Politologues, géographes et linguistes pourraient-ils travailler ensemble en partageant des instruments communs d’analyse et de recherche afin de recueillir des données, les représenter et en tirer d’utiles éclairages pour analyser des questions épineuses, comme la délimitation des frontières entre Etats voisins, l’apport culturel multiple présent dans un territoire, ou encore la capacité de prévoir des évolutions futures et d’adopter les meilleurs choix politiques ?

La condition ? Bien définir la manière dont ces trois disciplines pourraient collaborer ? Pourquoi donc pas la région du Haut Adriatique et de la côte dalmate, riche d’histoire et de cultures superposées depuis l’époque romaine jusqu’à nos jours. La région a été objet des études récents, soit cartographes que toponymiques d’une équipe de recherche conjointe de l’Université de Trieste, Département de Sciences géographiques et historiques et de l’Université de Zadar.

La toponymie, témoignage de l’usage croisé de l’espace (la mémoire)
Commençons par la toponymie, discipline linguistique qui s’occupe de la dénomination des lieux. La valeur d’un toponyme présent dans un territoire, transmis dans le temps et transformé au passage de celui-ci, est celle de donner la preuve de la présence d’anciennes structures d’habitation sur place. Cette présence, à travers le toponymes, traverse le temps et elle peut arriver jusqu’à nos jours, en ce cas elle devient témoignage de l’existence d’une minorité dans un territoire. Témoignages qui, au-delà des possible revendications identitaires ou voir territoriales, représentent en tant que tels des biens culturels à préserver et défendus par des accords internationaux et européens.

Dans l’ouvrage de l’équipe sous mentionnée publiée en 2009, mêlant études cartographiques et toponymiques on peut se plonger dans des tableaux qui permettent de comparer, à partir des données tirées de différents plans appartenant à des époques historiques, qui vont du XVème au XIXème siècle, l’évolution des dénominations des lieux, de l’époque romaine, en passant par la domination vénitienne, jusqu’à l’actuel toponyme en langue croate.

Et alors on peut voir que dans un toponyme toute une histoire se transmette dans ses différentes versions linguistiques. Comme celui de Crikvenica, la localité balnéaire près de Rijeka, Cirquenizza en italien, où on peut sentir dans le toponyme en croate le son « Crkva », ou église, c’est autour d’une église que la ville a été construite et dans le toponyme en langue italienne le son du mot « cirque », qui est probablement lié à la dénomination du lieux en latin : « ad turres », ou près des tours, que l’on peut envisager probablement comme les tours d’un « cirque », construction de l’époque romaine où se tenaient les courses des bigues et qui prévoyaient la présence de tours aux quatre coins du parcours.

L’on se rend aussi compte, comme l’affirme un des auteurs de l’ouvrage que : « l’interprétation de la réalité toponymique dans le temps » avec sa « stratification temporelle » et « richesse symbolique » consent une « meilleure connaissance de l’usage croisé de l’espace ». Cette clé d’interprétation permet, conclut l’auteur, non seulement de donner de la visibilité au paysage, mais aussi de l’émotion, en en faisant un « paysage de la mémoire » [1].

La cartographie et la représentation contextuelle de l’espace à des époques différentes

La cartographie consent l’étude d’un territoire dans le présent tout comme au passé, de façon contextuelle, à travers l’analyse comparée des cartes géographiques anciennes et modernes.

Deux des chercheurs appartenant au projet de recherche précédant ont continué l’exercice cartographique en l’appliquant, quelques années plus tard, non plus à l’analyse de toponymes, mais à l’étude des frontières historiquement mobiles du Haut Adriatique. D’après l’opinion des auteurs, l’adoption de l’approche cartographique dans la région consent notamment d’interpréter les frontières en réunissant l’histoire des Etats, des identités et des cultures politiques. Dans la région du Haut Adriatique en particulier les cartes témoignent d’une « mobilité des frontières », que, les auteurs en concluent « ne facilite pas la compréhension des dynamiques entre le territoire, la souveraineté des Etats et l’identité des peuples » [2].

D’ailleurs, c’est bien dans cette région que l’exercice de la cartographie a du sens et ceci non uniquement dans un souci d’analyse historique, vue que la mobilité des frontières dans la région est toujours valable jadis comme aujourd’hui. On pourrait rappeler ici la remise d’un laissez-passer au franchissement de la frontière entre Slovénie et Croatie au lendemain de la déclaration d’indépendance des deux Etats au moment de la dissolution de l’ancienne Yougoslavie, ou encore la présence en juillet 2013 après l’adhésion de la Croatie à l’Union européenne de frontières fermés entre les deux Etats, pour faute de surveillance, par exemple dans la localité de Golac à l’intérieur de l’Istrie, ou la nécessité du respect des horaires dans le passage d’autres frontières entre Slovénie et Croatie moins fréquentées par le transit des touristes.

Encore aujourd’hui dans le territoire qui se voudrait sans frontières de l’Union européenne, dans la région de l’Adriatique-nord, les frontières existent toujours et peuvent être mobiles, du moins pour les horaires d’ouverture. Aux touristes de vérifier leur plans routiers et indications.

La géopolitique, science qui étudie les relations entre géographie et relations internationales permet, en donnant une vision d’ensemble de mettre en connexion les dynamiques locales et régionales avec le système global, elle « permet une façon visuelle de penser […] plus objective et détachée que subjective et idéologique » [3]. Ou, en d’autres termes, en mettant en perspective les drames et les conflits locaux, la géopolitique consent des représentations différentes, cet instrument d’analyse peut bien compléter les deux autres : la toponymie et la cartographie, en permettant aux chercheurs d’autres perspectives d’analyse et de recherche.

Mémoire, histoire et représentation de l’espace

Espace de la mémoire partagée, espace de la coprésence virtuelle, espace contextualisé dans les relations soit locales qu’internationales, dans les trois discipline sous présentées c’est l’idée d’espace qui revient. Cette idée d’espace nous permet d’adresser la région géographique prise en considération, le Haut Adriatique et la Dalmatie sous sa véritable nature qui est celle d’un territoire qui va au-delà des évolutions historiques, ou des délimitations administratives du passé comme d’aujourd’hui.

Cette interprétation nous rappelle de près la définition du Professeur Ivan Đurić d’« espace yougoslave » l’expression pour désigner les territoires constitués jadis par l’ancienne Yougoslavie, sans pour autant vouloir réunir dans un cadre fédéral ou autre ces Etats. Le même vaut pour cette approche multidisciplinaire qui, puisant dans différents instruments, considère l’espace dans son contexte multiple et changeant, produit d’une stratification historique et d’une multiplicité d’apports culturels.

Au lieu de s’acharner sur la délimitation des frontières, ou sur des reconstructions historiques factieuses, ou encore sur des choix politiques myopes, il faudrait dans cette région, mais cela vaut aussi pour l’ensemble des Balkans, adopter cette approche multidisciplinaire d’analyse d’un « espace commun et partagé », où différentes communautés ont vécu et ont contribué à son évolution. Il faudrait faire confiance à cette réalité multiple, la visualiser, ou moins dans l’imagination et surtout l’accepter comme clé de lecture du présent.

Notes

[1Cf. Lago Luciano “Premessa”, pp. 15-29, p. 15, Vol 2, dans A.A. V.V. La toponomastica in Istria, Fiume e Dalmazia, a cura di Giuseppe de Vergottini … [et al.], [Firenze], Istituto geografico miliare, imprimé en 2009. Vol. 1 Profili giuridici, a cura di Giuseppe de Vergottini, Valeria Piergigli, vol. 2 Aspetti cartografici e comparazione geostorica, première partie “Aspetti conoscitivi”, par Luciano Lago, Orietta Selva, Dragan Umek, deuxième partie “Profili cartografici”, par Claudio Rossit, Orietta Selva, Dragan Umek.

[2Cf. Umek Dragan “I confini sulla carta”, pp. 18-22, dans Selva Orietta, Umek Dragan « Confini nel tempo. Un viaggio nella storia dell’Alto Adriatico attraverso le carte geografiche (secoli XVI-XX). Borders through time. A journey through the History of the upper Adriatic with geographical maps (XVI-XX century). Con testi di/with essays by : Franco Cecotti, Sergio Zilli », Trieste, Edizioni Università di Trieste, 2013.

[3Cf. Ó Tuathail Gearóid “Introduction. Thinking critically about geopolitics” dans Ó Tuathail Gearóid, Dalby Simon, Routledge Paul “The geopolitics reader”, London, Routledge, 1998.