Blog • Les Balkans et le TPIY : de l’usage des mots et de la narration

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Il est temps pour les Balkans occidentaux de changer de narration.

Ces dernières années, nous avons tous été déçus par la justice internationale dans les Balkans, toutes nationalités confondues. On pourrait s’arrêter à ce sujet sur les principes, où sur les difficultés rencontrées lorsque l’on veut faire du droit pénal international, sur les pénibles tentatives de rendre justice aux victimes de crimes contre l’humanité par voie de jugement, sur la nécessité de punir ceux qui se sont tâchés de crimes le plus cruels et violents contre ses propres semblables, qu’il s’agit de génocide, viol, refoulement, déportation, réclusion dans des champs d’extermination. On pourrait aussi s’arrêter sur la théorie que l’écriture, à partir des jugements rendus, où la reconstruction de la « narration » des faits qui ont eu lieu dans les années des guerre rendra enfin justice aux victimes.

Loin s’en faut, la pratique s’est hélas révélée autre chose. Au bout du compte toutes les jugements rendus par le Tribunal pénal international pour les crimes commis dans l’ancienne Yougoslavie n’ont jamais été à la hauteur des attentes, il n’y a pas eu d’arrêt Milošević, Karadžić, n’a pas eu droit à la condamnation à perpétuité ; enfin Šešelj a été acquitté de toutes ses chefs d’accusation.

D’ailleurs, comment s’attendre autre d’un Tribunal qui condamne ses propres anciens employés, voir l’affaire Florence Hartmann, ancienne porte-parole du Procureur du Tribunal Carla Del Ponte, accusée d’avoir dévoilé des informations confidentielles sur l’activité du Tribunal même.

Une première déception : l’affaire Milošević ou le jugement manqué

L’affaire Milošević aurait dû être le procès des procès, réunissant tous les affaires de toutes les guerres qui s’étaient déroulées dans l’ancienne Yougoslavie. Le seul procès concernant la figure d’un Chef d’Etat, les autres étant morts avant que le Tribunal soit en fonction, réunissant sous son propre chef l’« entreprise criminelle commune » (JCE, Joint criminal entreprise) qui était derrière la dissolution violente de l’ancienne Yougoslavie. Le procès qui aurait dû permettre l’affirmation de la juridiction du Tribunal pénal international pour les crimes commis dans l’ancienne Yougoslavie et du droit international pénal en général.

Toutefois, le procès s’est achevé en l’absence d’un jugement pour cause de décès de l’imputé, le 11 mars 2006, par suite d’une crise cardiaque. L’absence de jugement a eu de lourdes conséquences sur la valeur de ce procès. Les théoriciens de la « justice restitutive » soutenant que dans la gestion des suites des crimes commis pendant des conflits, des instruments juridiques, comme les jugements rendus, ou para-juridiques, comme la constitution des commissions pour l’établissement de la vérité, ou encore l’échange d’excuses entre Chefs d’Etat, peuvent aider à rejoindre une véritable et durable réconciliation. Et encore, sur la base de la « théorie de la narration qui fait autorité » (authoritative narrative theory), il n’y a rien de mieux qu’un jugement rendu comme fondement pour y bâtir dessous la réconciliation. Le jugement pouvant être considéré comme une forme de partage agrégée de la vérité [1].

Dans le cas d’espèce on est bien loin de tout cela.

Une autre déception, le jugement Karadžić ou comment soupeser la gravité du génocide

Comment expliquer l’absence de condamnation à la réclusion à perpétuité dans le jugement Karadžić à ceux qui ont perdu toute leur famille à Srebrenica, à ceux dont la vie a été ruiné pour toujours et qui, à cause de leur conditions d’extrême détresse morale et pauvreté matérielle, se retrouvent à envier la condition de réclusion de ces emprisonnées de luxe dans les geôles de Scheveningen ?

L’Imam de Sarajevo vendredi dernier a rappelé que le crime qui a été commis en 1995 à Srebrenica a été commis 8.372 fois [2]. L’écrivain bosnien Aleksandar Hemon dans un article paru dans la presse italienne rappelle qu’il y a encore des mères qui ne peuvent pas se recueillir sur les restes de leurs fils morts à Srebrenica [3].

L’acquittement de Šešelj, ou : pardon, on s’est trompés

Après Srebrenica on peut bien oublier Vukovar, d’ailleurs des discours politiques enflammés, ne peuvent pas être tenus pour des crimes d’après le raisonnement de la Cour. Tant pis s’ils ont conduit au siège et à la destruction de deux villes en Croatie au début des années quatre-vingt-dix. Aussi les mots ont un poids, si on veut bien le reconnaitre. La valeur des mots est intrinsèque, Jean Arnault Dérens vient de le rapper dans son blog sur « les petites cuillères rouillées ».

Non seulement, les mots prononcés par Šešelj ont un poids, mais aussi les mots qui n’ont pas été prononcés, comme le jugement Milošević manqué, où l’absence des mots « à perpétuité » dans la condamnation de Karadžić.

Arrêter la violence, arrêter les discours qui perpétuent la violence

Dans le même article cité plus haut de Aleksandar Hemon, littérairement entre parenthèses, l’auteur rappelle, en passant, celle qui est l’image récurrente des Balkans, « ce lieu imaginaire, assoiffé de sang, ou différentes tribus se massacrent avec une certaine régularité ». Voici, nous proposé à nouveau l’image classique que Maria Todorova nous avez déjà offerte dans les années quatre-vingt-dix du siècle passé. Un lieu où la « narration » adressée aux victimes dans le passé, comme aujourd’hui est toujours la même, abandonnés une fois, les victimes le seront toujours, n’ayant jamais droit à la justice, où à la paix.

Toutefois, il est temps pour les Balkans de changer de « narration », surtout face à la « narration », ou au manque de « narration » des affaires judiciaires sous-mentionnées. Cela ne veut pas dire oublier, mais ne plus vivre dans la conditions de victimes, ne plus perpétuer la haine et le ressentiment qui ne font que multiplier et raviver la douleur dans les victimes.

Voyons les événements susmentionnées sous un angle différent, si l’on peut. Au lieu du jugement Milošević manqué, il faut se dire qu’il s’est donné lui-même la mort pour ne pas y faire face, au lieu de la non condamnation à perpétuité de Karadžić, il faut admettre qu’il terminera ses jours dans la prison de Scheveningen, quand à Šešelj, il n’a pas été condamné par le Tribunal, mais sa santé à lui est condamné à cause du cancer. Il ne s’agit pas d’oublier, d’archiver, mais de ne plus continuer à souffrir, paradoxalement de ne plus continuer à être victime. Je sais que cela sonne comme un « dogme new âge », mais il est temps de changer de narration dans les Balkans ; si l’on peut.