Blog • un nationalisme banal : le moldovénisme

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La réflexion que l’on se fait en lisant le premier des cinq chapitres du livre de Julien Danero Iglesias - Nationalisme et pouvoir en République de Moldavie, Editions de l’Université de Bruxelles, 2014 -, celui consacré au volet méthodologique du sujet traité, est que rien ne saurait résister de nos jours à la théorie critique du nationalisme.

Les francophones et surtout les anglophones, ils sont tous là à fournir des arguments les uns plus ingénieux et irréfutables que les autres : Guy Hermet, Anne-Marie Thiesse, Eric Hobsbawm, Ernest Gellner, Benedict Anderson, Rogers Brubaker… Décidément, ce que d’aucuns ont appelé le « second printemps des nations » au lendemain de l’implosion de l’URSS [1] est arrivé à un moment où l’appareil critique à même de déconstruire la notion de nation et celles appartenant à cette famille lexicale était déjà bien en place et ne semblait plus pouvoir faire l’objet de contestations majeures. Evidemment, cela n’a pas empêché les nationalismes de se manifester au grand jour ni d’en limiter les dégâts, notamment en matière de diversion, en Moldavie ex-soviétique comme ailleurs.

L’intérêt pour la Moldavie passe trop souvent par la Transnistrie, ce « musée du communisme » qui passionne les amateurs d’exotisme, fait remarquer en le déplorant J. Danero Iglesias dans son Introduction (p. 11). Il n’empêche que, en matière de communisme anachronique, la Moldavie n’est pas tout à fait en reste, et ce n’est pas le moindre mérite de J. Danero Iglesias que d’éviter soigneusement le piège de la caricature quand bien même certains aspects de la réalité politique de ce pays s’y prêtent. C’est d’un « nationalisme banal » [2] que traite son livre, tel qu’il ressort des discours politique des deux présidents qui se sont succédé et des partis qui se sont affrontés tout au long des années 2000, discours étudiés dans le détail dans les quatrième et cinquième chapitres. Le deuxième chapitre revient sur le passé tsariste et soviétique de la Bessarabie depuis 1812, interrompu par son appartenance à la Roumanie pendant l’entre-deux-guerres, tandis que le troisième porte sur la décennie qui a suivi la proclamation de l’indépendance en 1991.

Vladimir Voronine, le secrétaire général du Parti des communistes de la République de Moldavie (PCRM) et président de la République entre 2001 et 2009, et le moldovénisme mis en avant pendant son mandat sont au centre de la démonstration de J. Danero Iglesias, même si la démarche du dirigeant du Parti libéral et président intérimaire de la République entre 2009 et 2010 Mihai Ghimpu, considéré comme représentatif du roumanisme, est examinée en parallèle. En effet, c’est la personnalité de Voronine et l’importance acquise par le moldovénisme qui dominent pendant la période analysée.
La méthode observée par J. Danero Iglesias est exemplaire dans ce sens qu’il ne s’abat jamais des limites qu’il s’est imposées : ne pas dénoncer mais tout simplement montrer le nationalisme tel qu’il se donne à voir, et s’en tenir exclusivement au discours qui s’en sert comme instrument de légitimation politique (p. 43). Les (maigres) références intellectuelles du modovénisme [3] sont tout simplement rappelées, tandis que les incohérences et les contradictions (nombreuses et flagrantes) qui le caractérisent sont présentées telles qu’elles se donnent à voir, sans commentaire particulier. Le moldovénisme est ce que Voronine en dit dans la série d’allocutions commémoratives prononcées pendant son mandat présidentiel, de la même façon que le roumanisme est ce que son successeur en dit en pareilles circonstances. En envisageant de la sorte le nationalisme à l’œuvre en Moldavie sous ses deux formes concurrentes, moldovéniste et roumaniste, l’auteur arrive à en dégager un certain nombre de traits objectifs significatifs difficilement contestables.

De toute évidence, la construction du passé dans le discours de Ghimpu est l’inverse de celle de Voronine, ce qui est négatif dans un cas devient positif dans l’autre (p. 151). Cela étant dit, le moldovénisme de l’un et le roumanisme de l’autre relèvent en égale mesure d’un nationalisme qui se réfère à une nation construite ad hoc, pour asseoir la légitimité de celui s’en réclame et susciter l’adhésion du public, une nation donc adaptable aux contextes les plus divers (p. 200). Voronine, par exemple, passe sous silence les périodes qui fâchent : aucune mention, négative ou positive, n’est faite de la période de l’inclusion de la Moldavie dans la Grande Roumanie, note J. Danero Iglesias (p. 133). Dans les discours prononcés à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance le 27 août, il dénonce la responsabilité des « élites » moldaves accusées de s’être emparées du patrimoine national dans les années 1990, tout en rendant hommage à la fermeté et à l’intelligence des deux présidents de la République pendant cette même période, Mircea Snegur et Petre Lucinski. Cela n’a rien d’étonnant, fait remarquer J. Danero Iglesias, puisque les deux étaient présents lors des célébrations des dix et quinze ans de l’indépendance en 2001 et 2006 (p. 132-133). Il y a eu des tentatives similaires chez Ghimpu, lorsqu’il s’est adressé par exemple aux vétérans de la Seconde Guerre le 9 mai 2010, mais elles ont rencontré moins de succès (p. 153). Tout en insistant sur le passé roumain des Moldaves, il se garde bien de se prononcer pour la réunification avec la Roumanie, thème qui risque de polariser la société (p. 152). En règle générale, il ressort de l’analyse comparée des discours commémoratifs que le président intérimaire est moins habile que celui qui l’a précédé, même si, dans les deux cas, c’est le contexte immédiat qui influence la construction discursive de la nation moldave/roumaine et le contenu de l’idée de nation, « sorte de coquille vide qui se remplit au gré des intérêts de celui qui l’énonce » (p. 150).

Certes, Ghimpu parle souvent de « citoyens » et inclut donc tous les Moldaves, quelle que soit leur nationalité, mais il n’aborde presque jamais la question des minorités. Si le mot « citoyen » est quasiment absent chez Voronine (p. 157), la question des minorités, sous des formes parfois surprenantes, est omniprésente. Les formules chocs utilisées pour désigner les Moldaves - jamais associés aux Roumains, auxquels il ne se réfère qu’implicitement et de manière négative, en les associant aux « fascistes » (p. 147) -, les Ukrainiens ou les Gagaouzes sont nombreuses et insistantes : « peuple de Moldavie », « notre peuple », « peuple polyethnique », « population polylingue », « notre peuple entier », « peuple moldave multinational », « peuple soviétique entier » (s’adressant aux vétérans moldaves de la Seconde Guerre, p. 146), « peuple de Transnistrie », entendu comme une « composante formatrice de la statalité » (ce qui relève de l’Etat) au même titre que le « peuple de Gagaouzie » (p. 140), etc.

Considéré comme « un moyen d’apaiser la tension interethnique, le moldovénisme a été promu par l’élite modérée issue du Front populaire bien avant l’arrivée au pouvoir par Voronine, rappelle J. Danero Iglesias (p. 196), pour conclure par ailleurs que « la conception de la nation moldave du président est inclusive même si l’exclusion n’est jamais loin » (p. 139). Aussi, pour ce qui est de ce caractère exclusif, attire-t-il l’attention sur l’ambiguïté de ces formules. En prônant l’unité et en appelant les « Moldaves », les « Russes », les « Ukrainiens », etc., à vivre sous le même toit, il [Voronine] reconnaît implicitement que ces « nationalités » existent et désignent des « peuples » différents. (p. 139).
J. Danero Iglesias va encore plus loin, en apportant un certain nombre de précisions. Dans la communication électorale du PCRM, « les minorités sont considérées comme des invités, malgré un accent mis sur la poly-ethnicité » (p. 197). En parlant du prince Etienne le Grand, Voronine souligne volontiers son rôle dans la défense du pays entendu comme une « citadelle de l’orthodoxie » (p. 130). Dans ce cas, qu’en est-il de la minorité juive du pays, se demande J. Danero Iglesias, qui voit là une confirmation du « caractère ethnique du contenu des manuels moldovénistes et d’un nationalisme qui se veut civique et rassembleur » (p. 131).

Autrement dit, dans les faits, le moldovénisme est ethnique aussi, au même titre que le roumanisme, comme tout nationalisme, et c’est ce que démontre l’analyse de discours proposée dans ce livre dont l’auteur se garde bien de dire si l’un est plus ethnique que l’autre5. Encore faudrait-il méditer au paradoxe suivant : en matière de nationalisme, les arguments avancés par un communiste orthodoxe et internationaliste déclaré comme Voronine apparaissent comme étant plus porteurs que ceux émanant d’un homme politique qui se présente à la fois comme libéral, sur le plan politique, et conservateur sur celui des valeurs et surtout ouvertement nationaliste. Une piste en guise de réponse : dans le premier cas le nationalisme procède d’une idéologie bien en phase avec la modernité dans ses fondements, le marxisme-léninisme de type soviétique, qui a intégré la question nationale même si elle ne l’a pas toujours résolue, alors que dans le second nous avons affaire à un nationalisme de facture traditionnelle, assez élémentaire, procédant de l’esprit et de la rhétorique de la fin du XIXe siècle à peine remis au goût du jour. Le multiculturalisme, tel qu’il est pratiqué en Amérique du Nord et dans certains pays de l’Europe occidentale, des pays dont le régime politique constitue une référence pour nombre d’adeptes du roumanisme, pourrait-il apporter une réponse ? La question reste ouverte.

Notes

[1En référence aux révolutions de 1848 surnommées le « printemps des peuples ». Cf. Le second printemps des nations : sur les ruines d’un Empire, questions nationales et minoritaires en Pologne (Haute-Silésie, Biélorussie polonaise) Estonie, Moldavie, Kazakhstan, dir. Wanda Dressler, Bruxelles : Bruylant, 1999

[2Ce terme est emprunté à Michael Billig, auteur de Banal nationalisme, Londres : Sage, 1995

[3Il s’agit notamment du livre de Vasile Stati Istoria Moldovei (Chişinău : Vivar, 2002)