Blog • Haris, un ami qui vous veut du bien

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De Sarajevo à La Haye, rencontre avec Haris Begić, jeune photographe bosnien basé aux Pays-Bas, qui présente son dernier projet : Dudeism : celebration of an existence.

Dudeism : Celebration of an existence

Broyé par la transition automnale, je me suis habillé trop chaudement ce lundi 10. J’enfile ma veste avec incertitude. La grippe grimpe et imprime les lettres b a r r e d e f e r sur un bandeau ajusté autour de ma tête. Je rentre dans mon véhicule pour effectuer le trajet Liège-La Haye afin de rejoindre Haris Begić, un jeune photographe bosnien de 21 ans installé depuis peu aux Pays-Bas pour parfaire son expérience au sein de l’Académie Royale des Arts de La Haye. A 18 ans déjà, plusieurs médias avaient utilisé sa photographie pour couvrir les révoltes qui s’étaient déroulées à Sarajevo en 2014 (The New York Times, Reuters).

Protest
Protestation à Sarajevo en 2014
© Haris Begić
Protest
Protestation à Sarajevo en 2014
© Haris Begić

Je démarre, passe la deuxième et rejoint l’autoroute d’aplomb, direction Anvers. Le trafic est fluide, face à moi défile le marasme notoire des bandes blanches, toutes filles uniques des chantiers. Si je les regardais incessamment, la frontière néerlandaise m’eut échappée des yeux tant les routes se ressemblent. Je poursuis toutefois ma sente, le nez coulant à souhait, en direction de Rotterdam la rénovée, ville cosmopolite saupoudrée de fret marin, porte d’entrée sur le continent. La Haye se cache derrière Rotterdam ; elle recèle le Tribunal Pénal International pour l’ancienne Yougoslavie mais aussi Haris. Toutes choses égales par ailleurs, je pénètre dans la ville avec l’humeur dévastée par la conduite.

Haris attend à la gare centrale. Il m’a précédemment prévenu qu’il serait vêtu d’un pull où figure un canard pour que je puisse le reconnaître facilement. Dès mon arrivée Den Haag Centraal, je le cible en effet du coin de l’œil sans effort aucun et nous entamons les protocoles habituels. Haris me propose alors de le suivre à l’Académie qui est située à deux pas de la gare. Il embraie le mouvement, mystérieux, et m’incite à lui faire confiance tandis que nous nous insinuons dans le bâtiment en discutant de sa piaule.

Le type salue tous les étudiants que nous croisons et tape deux trois vannes au passage. Son caractère avenant et sa gueule de beau gosse fonctionne cash, comme il faut. Il m’annonce qu’il cherche un atelier avec des équipements libres ; le premier atelier que nous visitions est full. Alors Haris se dirige vers un autre atelier, libre cette fois-ci. Dans une petite salle adjacente, il commence à causer à Andrew qui est membre du staff chargé d’encadrer les workshops des étudiants. Il s’avère que je vais l’aider, vite fait, à boucler un travail. Andrew lui file quelques câbles, fourgue quatre cinq conseils puis nous commençons la séance.

Surpris par la tournure que prend notre rencontre, j’enfile un blouson en cuir avec le mot HATE inscrit au dos qu’Haris m’a tendu. Ian Curtis est dans les parages. Je lui demande s’il connaît le photographe et réalisateur Anton Corbijn. Il me répond : « bien sûr que je connais Anton Corbijn, il a fait ses études dans cette Académie ». La mise en scène consiste simplement à ce que je joue seul au jeu d’échec devant un miroir. Des conneries sur la façon d’interpréter la scène m’obstruent l’esprit pendant qu’il prend ses clichés avec, de temps en temps, quelques indications sur la posture que je dois prendre. L’exercice est bouclé en 15 minutes et nous voilà parti boire un verre sur une terrasse dans le centre-ville. C’est à ce moment que nous entamons une discussion.

Je ne considère plus la photographie comme un métier mais plutôt comme un style de vie.

D.P : Comment trouves-tu La Haye ?

H.B : La Haye me plaît vraiment. C’est une ville géniale avec une histoire, une tradition. Il y a beaucoup d’événements ici tant pour les jeunes et autant pour les personnes plus âgées. La vie estudiantine est parfaite. Il est possible de se divertir avec ses amis tous les jours, même un lundi matin.

D.P : Rotterdam et Amsterdam ne se trouvent pas si loin…

H.B : Le métro lie Rotterdam et La Haye.

D.P : Est-ce que tu vas souvent à Rotterdam ?

H.B : Je ne vais pas souvent à Rotterdam, mais bien à Amsterdam. Je m’y rends chaque samedi car je travaille chez un tatoueur en tant que photographe….Voilà ce que mon pote a dessiné (il me montre son avant-bras).

D.P : Qu’est-ce que cela représente ?

H.B : En Anglais, cela s’appelle The radial cross of the lense.

D.P : Qu’est-ce que cela signifie ?

H.B : En fait, je ne considère plus la photographie comme un métier mais plutôt comme un style de vie. Cela signifie que je suis un photographe même lorsque je n’ai pas d’appareil photo en main. La photo est un cadre de référence ; en cela, tout devient motivant. C’est-à-dire que la photo devient une réflexion spontanée. Cela ne veut surtout pas dire que je me force à penser, du style « Oh, regarde cette belle femme, je vais la prendre en photo », mais simplement cadrer tout ce que je vois.

D.P : N’est-ce pas dangereux dans le sens où tu t’imposes un filtre mental ?

H.B : Tu sais, je n’impose aucun filtre car je suis conscient des opportunités qu’offre le monde de la photographie mais je suis également conscient des possibilités qui existent hors de ce milieu. Il n’est alors pas possible de sombrer dans un genre de folie.

D.P : Quel est la place de l’appareil photo dans ta façon de procéder ?

H.B : L’appareil photo est un outil, juste un outil.

D.P : Qu’est-ce que la créativité ?

H.B : Est créatif celui qui est inspiré. Elle jaillit par l’inspiration. En ce qui me concerne, je trouve l’inspiration dans mon entourage, les livres que j’ai lus, la musique que j’écoute, les gens que je rencontre et dans les choses les plus banales de la vie comme une belle lumière matinale. Peu importe.

D.P : La vie est-elle un film pour toi ?

H.B : Ecoute, tout le monde passe par des phases psychiques, quasi cycliques. La vie ressemble un jour à un film et l’autre jour, c’est fini et ainsi de suite. Je me trouve depuis longtemps dans une phase où j’ai intégré un milieu et je m’efforce à ce que ma vie ressemble à un film. Je suis cependant conscient qu’il ne s’agit pas encore d’un film et que cela ne le sera jamais car le milieu de la photographie est très dense. Il faut donc être le meilleur et travailler sur soi tous les jours.

D.P : Est-ce que tu lis ? Qu’est-ce qui t’intéresse ?

H.B : Je lis énormément de philosophie ainsi que des ouvrages photographiques avec peu de textes, l’histoire éclot grâce à la lumière. En ce qui concerne la philosophie, j’y suis arrivé par le biais de la musique, The Doors en particulier. J’ai pu, de la sorte, apprivoiser des tons psychédéliques et trouver l’inspiration car il y a trois ans, je n’étais plus content du travail que je fournissais même si j’engrangeais des prix. Le style de vie que menait Jim Morrison, les livres qu’il a lus m’ont permis d’adopter ce style de vie dont je t’ai parlé.

Nietzsche est le philosophe qui compte le plus pour moi. J’aime aussi la poésie de William Blake, Arthur Rimbaud mais aussi celle de Miljenko Jergović.

D.P : Où es-tu parti voyager ces derniers temps ?

H.B : J’ai évidemment découvert les Pays-Bas, je vais également souvent à Paris. Récemment, j’ai participé à un workshop international axé sur le photojournalisme à Berlin. Maurice Weiss (OSTKREUTZ) et une agence de relations publiques ont tout organisé. Weiss a imposé le thème de la religion. Les autres participants ont sauté sur les thèmes suivants : bouddhisme, migrants, bonnes sœurs, islam, christianisme, des thèmes totalement mainstream. Pour ma part, je me souvenais avoir vu le film des frères Cohen The Big Lebowski avec le Dude. J’avais également entendu qu’une religion appelée Dudeism et inspirée du film avait vu le jour. Il m’a alors semblé naturel de m’immiscer dans ces milieux et en faire une histoire. J’avais 7 jours. J’ai donc décidé de dormir la journée et de travailler la nuit.

D.P : Qu’est-ce qu’un Dude ?

H.B : Je ne peux pas te citer une définition concrète. Par contre, je peux te donner une idée de ce que cela veut dire par le prisme du film et du projet que j’ai rendu qui s’intitule Dudeism : celebration of an existence. Un Dude est une personne qui trouve du temps pour soi-même alors que personne ne se l’accorde. C’est la tache sur un t-shirt plus blanc que blanc. C’est une tache non pas parce qu’il est différent, mais bien parce qu’il ne s’instaure pas de barrières mentales. Il crée en somme des espaces de jouissance.

Dudeism : celebration of an existence
Un Dude
© Haris Begić

D.P : Quelle(s) réaction(s) provoque(nt) un Dude ?

H.B : Aujourd’hui, les choses sont fort compliquées. Regarde autour de toi. Dans la rue, c’est la catastrophe. Tout le monde court après quelque chose, ils ont tous un smartphone, ils sont tous online. L’Homme n’est plus humain ; les émotions disparaissent et il devient une machine qui est là, en principe, pour travailler. Les gens qui ne permettent pas cette transformation sont des Dudes et ils apparaissent dans mon travail. Nous sommes au fond tous concernés ; il faut donc pouvoir arriver à y échapper, ne serait-ce qu’un instant.

D.P : Tu abordes des thèmes existentiels…

H.B : Oui, ils célèbrent leur existence et ne se soumettent pas au dictat de la machine. Ils font des taches pour que leur vie soit inspirante.

D.P : Peut-on échapper à cette sphère online ?

H.B : Tout ce qui se déroulait dans les rues se déroule aujourd’hui sur des plateformes sociales et nous ne sommes plus en mesure de socialiser avec des inconnus dans la rue. Les gens compensent ce vide sur Facebook, Instagram. Ils comptent les likes et cela heurte indirectement leur ego. C’est ainsi qu’ils deviennent ces machines. J’ai une aversion envers toute cette dynamique. J’en suis conscient mais je ne peux même pas y échapper car je dois communiquer avec ma famille et mes amis.

J’ai d’ailleurs fait un travail là-dessus intitulé My Club : Mobile primitives. Tout a été photographié à l’aide de mon smartphone.

Retrouvez Haris Begić sur son site web.