Blog • Le Pudding Théâtre de Podgorica à Belgrade, de Belgrade à Podgrica

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Lundi, nous avons rendez-vous à Belgrade avec les Instituts et le réseau Teatroscop. La journée commence à la Tex Avery. 6h 30 dans le hall de l’hôtel… pas de Floriane, pas de taxi.
Je suis tellement speed qu’à 6h33, je suis en train d’ouvrir, le plus silencieusement possible, toutes les chambres de l’hôtel pour la trouver. Il fait nuit noire, je redescends chercher ma frontale, quand… « Sylvie, Sylvie »… et voici Floriane toute fraîche. Le taxi arrive dans la foulée, un pote à elle qui l’a amené la veille au marché aux puces, l’a aidé à trouver une valise pas chère et proposé en prime l’acquisition d’un mari !
On arrive à l’aéroport, elle dit « Je vérifie mon passeport, j’ai toujours peur de l’avoir oublié, heureusement que je l’ai récupéré hier soir à la réception ! » Récupéré à la réception ?! Merde, merde, merde, mon passeport est dans le coffre de l’hôtel !
Course en taxi à la Starsky et Hutch. Le veilleur de nuit, tout sympa, m’attend. Le patron de l’hôtel vient de partir à l’aéroport avec mon passeport ! Retour rock ‘n roll à l’aéroport, l’histoire fait beaucoup rire le chauffeur !

A Belgrade, dans la grand-rue qui jouxte la gare, on se retrouve sur un plateau de cinéma, nous sommes à Paris, dans le quartier du Moulin Rouge en plein Belgrade. Un type sort du Moulin Rouge en contre-plaqué, c’est Ivan… que nous avons rencontré il y a quelques jours. Il est tout content de nous voir, mais très occupé ; c’est lui qui organise ce gros événement qui financera le Centre de Réfugiés et le Centre Culturel.
Comme on a un peu de temps avant notre rendez-vous, Floriane voudrait passer au Centre d’Accueil.

Il y a cette fois-ci des réfugiés partout, des afghans pour la plupart, un peu toutes générations confondues. Beaucoup de jeunes hommes, de grands ados. Je suis étrangement calme. On entre. C’est la distribution du repas. Il y a tellement de gens, que même en me faisant toute petite, j’ai l’impression de prendre beaucoup trop de place. Je ne me sens pas rester ici en spectatrice. On finit coincées dans un passage vers l’extérieur. Floriane entreprend un jeune homme en t-shirt noir siglé d’un groupe de rock. Ca fuse en anglais. Je trouve une place où je ne gêne le moins possible. Je croise plusieurs regards, on se parle timidement en sourires. Je ne sais pas quoi faire, quoi être.
Toutes les places aux tables sont prises, des femmes sont assises par terre avec leur repas, on s’est sourit déjà plusieurs fois, elles font des signes en parlant en direction de mes pieds. Je ne comprends rien évidemment. Je me retourne. Il y a un monsieur, que je n’ai pas vu s’installer dans la cohue. Il est à croupetons contre le mur, la tête dans les mains, complètement ramassé sur lui-même. Je demande avec les yeux quel est le problème. Les femmes répondent de la même façon, qu’il ne veut pas manger. Je propose d’aller lui chercher et de lui apporter. Elles disent, non, c’est gentil, il a trop mal à la tête pour manger. Je cherche dans mon sac, il reste 2 dolipranes. J’explique aux femmes dans notre langage commun international. Elles proposent au monsieur qui dit non, elles me font signe qu’il faut insister. A 4 pattes, avec la plus jeune des femmes, je touche doucement le monsieur et lui explique. On trouve de l’eau, il avale le cachet, me prend la main. Je souris, il faut attendre un peu, mais ça va faire effet. La jeune femme lui propose le deuxième comprimé, je dis non, trop fort ! Elle me montre une de ses copines, qui a elle aussi un mal de crâne, hop !doliprane !
Je retourne à mon mur et à mon invisibilité, je suis en train de décliner l’invitation des femmes à partager leur repas, quand Floriane arrive toute paniquée. « Il faut y aller. Il y a un problème. Il est en t-shirt. Il faut y aller maintenant. Il part peut-être demain. Il faut lui trouver une veste. » Bien –sûr !
Je dis au revoir au monsieur, qui me prend les mains. J’essaie de mettre tout ce que je peux d’espoir et de tendresse dans les miennes. Il sourit des yeux et de la bouche. Au revoir aux femmes, les mains qui se parlent, les regards qui rentrent dans les têtes. Drôle d’impression, on se connaît par cœur, sans rien savoir les unes des autres. Peut-être qu’on vient d’expérimenter la définition de la fraternité.
On revient avec la veste, on l’offre. C’est bien, elle est pile à la taille du jeune. Discours de mains encore, et de corps serrés. Floriane discute à nouveau en anglais. Sans la parole, sans la compréhension de l’anglais, je n’ai pas envie de m’éterniser, pas envie de dire des « good luck », même si, oui, ce serait bien que la chance soit avec eux tous. Mais il me semble qu’ils sont dans une telle poisse que leur souhaiter bonne chance est un peu ridicule.

C’est troublant et rageant de voir tous ces gens, étrangers en terre étrangère, qui ont perdu leur identité particulière pour celle, générique, de réfugiés. Qui font la queue pour chaque chose simple de la vie, avec leurs yeux qui se perdent dans le vide. Avec leur odeur comme une étoile jaune. Je n’arrive pas à assimiler leur détresse, je reviens à moi, à ma façon de comprendre la vie. Je regarde ces jeunes qui ont l’âge de mon fils. Je pense à mes enfants qui ont leur chambre, leurs potes, leurs parents, leurs soucis de vie confortable. Je me sens obscène par moments. Je les vois avec leur couverture sur les épaules, parce que c’est ce qu’ils ont trouvé de plus chaud, et je vois une scène possible pour Géopolis. Je ne sais pas comment expliquer ce malaise, de ne pas pouvoir sortir de moi en les regardant eux.
On part un peu secouées. Perdues.

On assure notre rendez-vous à Belgrade. On travaille bien, je crois, en belle complémentarité. L’avenir nous dira si ce rendez-vous est aussi productif que nous le sentons.

En l’absence de Christof, on se partage le travail avec Rascalou, je continue à passer les personnages pour le plateau 1, il remet sur pied les chorégraphies du même plateau avec les nouvelles directives réfléchies à Novi-Sad.
On se fait une après-midi à deux pour la rotule du plateau 2. C’est un gros nœud, à la fois scénographique, rythmique et dramaturgique. Je suis un peu réticente à le défricher. Ces rotules trouvent vraiment et essentiellement leur résolution dans le cerveau de Christof. Mais nous essayons. Tentons des dessins, jouons l’ouverture par rapport aux idées et questionnements des comédiens. On avance en reculant, petitement. Il y a des jours comme ça !
Au retour de Christof, le lendemain, nous lui présentons l’endroit où nous en sommes. Il me demande à plusieurs reprises, pourquoi je souris comme une imbécile. Je suis contente. Contente de son retour. Et contente que ça joue. Malgré, ou à cause, de nos très nombreuses années de travail ensemble, je suis toujours admirative de sa façon de faire. Il est extrêmement à l’écoute de toutes les propositions, les trouvent la plupart du temps supers. Je le vois qui triture tout ça dans sa tête, tout en écoutant… et d’un coup : « allez, on essaie ! » Et on essaie. Quelquefois avec ce qu’il a entendu, d’autres fois à des kilomètres des propositions. Il a une vraie dynamique de direction, claire et nette. Un vrai bon berger, qui fait avancer son troupeau, efficacement, artistiquement.

S Faivre