Blog • Célébrations de l’Agneau mystique

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L’élévation en gloire de l’agneau de lait, célébrée dans toutes les bonnes auberges des Balkans, est un marqueur culturel commun à tous les fils et toutes les filles d’Abraham, juifs, chrétiens et musulmans.

« Voici l’agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde », s’exclame le prêtre en élevant un cercle de pain non levé. Il n’y a certainement pas de formule de la liturgie catholique qui puisse paraître plus absconse à qui serait totalement étranger à la culture et aux rites chrétiens. Un morceau de pain serait un agneau, et cet agneau aurait le pouvoir de laver nos péchés… En vrai, l’agneau mystique est un marqueur culturel que partagent non seulement les chrétiens, mais aussi tous les fils et toutes les filles d’Abraham, juifs et musulmans. Il n’est que de voir les hécatombes ovines qui marquent les célébrations bektashi de Baba Tomori, chaque mois d’août, dans le sud de l’Albanie, non loin de Berat , et bien sûr celle du bajram.

Chez les chrétiens, de rite latin ou oriental, l’agneau reste particulièrement lié à la période pascale, celle du sacrifice et de la Résurrection. Sa consommation festive doit faire suite aux longues privations du carême. C’est en Grèce, probablement, que le partage de l’agneau demeure toujours l’élément essentiel de la plus grande fête sacrée et profane de l’année. Essayez donc de trouver un restaurant ouvert le samedi soir dans une île des Cyclades, un restaurant qui accepterait de vous servir quelque chose à manger avant que le prêtre n’annonce, au milieu de la nuit, la bonne nouvelle de la Résurrection et que n’éclatent les tirs de pétards. La foule des parents et des amis envahit ensuite toutes les gargotes pour manger la magirítsa, une soupe épaisse réalisée avec les abats de l’agneau. Le lendemain, c’est l’animal entier qui est rôti et partagé au cours d’un long banquet.

En Bosnie-Herzégovine, en Croatie, au Monténégro ou en Serbie, les agneaux rôtissent toute l’année durant dans les kafane établies au bord des routes, mais c’est bien sûr au printemps qu’ils sont les meilleurs. Il y a quelques années, le restaurant Kovačević de Jablanica avait été listé parmi les « dix restaurants du monde » qu’il fallait absolument visiter. Le monde, Dieu merci, est grand et compte bien plus de restaurants « qu’il faut absolument visiter »… Toutefois, la réputation du Kovačević n’est pas usurpée, tout comme celle de ses voisins qui se succèdent le long de la route nationale qui descend vers Mostar et la côte adriatique. Jablanica est connue pour ses restaurants de mouton, mais j’ai d’excellents souvenirs dans des établissements bien plus modestes, sur la route de Sarajevo à Tuzla, après Olovo, ou bien en Herzégovine – sans parler des agneaux serbes, monténégrins ou croates qui ont eu l’occasion de croiser ma route. Ceux de la Gora, au Kosovo, sont parmi les meilleurs et, dès les printemps, des sortes de paillottes en proposent aux randonneurs, à l’entrée du village de Brod.

Quel est, au vrai, le principal critère pour ne pas être déçu ? Que l’établissement soit un peu achalandé et qu’un animal achève de rôtir quand vous y arrivez. En effet, la grande question consiste à savoir si, oui ou non, l’agneau sera encore chaud, à peine sorti de sa broche – da li vruće ? L’avantage ira donc sans conteste aux établissements d’une certaine importance, capables de rôtir une quantité suffisante d’animaux pour garantir une viande chaude tout au long de la journée. Les autres serviront, froids, des morceaux de l’unique agneau rôti de la journée, sauf à avoir le coup de chance d’arriver pile au bon moment, quand la bête fumante est découpée. Ce n’est pas mauvais, mais certains palais peu entraînés pourront être rebutés par la peau et la graisse, froides et durcis.

On peut, certes, connaître des expériences plus difficiles encore sur les routes des Balkans. J’ai ainsi le souvenir d’une tête d’agneau partagée un lendemain de cuite dans une enclave serbe du Kosovo. Nous buvions un verre de rakija, et notre hôte épluchait des petits morceaux de viande sur la tête d’une bête à peine sortie du congélateur. Dans la Valbona, la plus belle vallée du nord de l’Albanie, à quelques heures de marche du Monténégro, je partageai un soir une soupe réalisée avec les abats de l’agneau rôti la veille. Il n’y avait pas d’électricité, seul le feu de la cheminée éclairait la pièce, mais l’œil de la bête me regardait du fond de l’assiette au goût aigre.

Trouvons donc plutôt le bon restaurant, et commandons une portion d’agneau, du « jeune fromage » (mladi sir), des oignons nouveaux à la tendre robe verte, un verre de rakija ou une carafe de vin de la maison, qui poisse un peu le palais, et le bonheur sera au bord de la route, au bord du pré.

La véritable question demeure toujours de savoir véritablement partager la nourriture, la partager avec ses amis, avec la nature, avec le Créateur s’il en est un. « Chaque repas doit être un acte de communion », m’expliqua un jour la militante écologiste et altermondialiste indienne Vandana Shiva. C’était il y a une dizaine d’années, nous croisions en Adriatique, dans le cadre d’un séminaire navigant organisé par le patriarcat œcuménique de Constantinople sur le thème « Science, religion et environnement ». Il y avait à bord des robes et des soutanes de toutes les couleurs, noires, rouges et violettes. Les métropolites orthodoxes, les évêques anglicans et les cardinaux romains retrouvaient sur le pont supérieur des oulémas des Balkans et de Syrie, ainsi, tout de vert vêtu, que le chef mondial des derviches bektashis, baba Dede Reshat Bardhi, qui a déménagé depuis dans un autre monde. Seuls manquaient à l’appel les dignitaires catholiques croates et orthodoxes serbes, à l’unique exception du métropolite Amfilohije, qui fit un rapide passage à bord quand nous croisions au large du Monténégro, arpentant les coursives la barbe en colère et les yeux méchants, avant d’être évacué par un pilote du port de Bar. « Une communion, et une eucharistie, un acte de remerciement », ajouta Sa Sainteté Bartholomée Ier, le toujours dynamique évêque de Constantinople, la nouvelle Rome… Allons-nous accomplir une action de grâce ou un acte de consommation ? C’est en réalité le dilemme qui se pose avant chaque repas. Le reste, bio ou pas bio, banquet ou frugal repas, simple morceau de fromage croqué avec un oignon d’un berger du Shar, voire même junk food, n’est qu’un détail. Les moutons que l’on mange dans les Balkans sont heureusement ceux que l’on voit courir dans les montagnes, et nul ne saurait considérer leur chair comme un simple apport de protéines.

L’autre soir, à Srebrenica, mon ami Gera m’expliquait que les traditions du bajram se perdaient. Beaucoup de gens se contentent d’acheter la veille le mouton qu’ils vont égorger au jour de la fête. « Autrefois, vois-tu, on achetait l’agneau un mois plus tôt, on lui donnait la meilleure nourriture, la meilleure couche, l’herbe la plus tendre. Il devenait un membre de la famille, que l’on sacrifiait finalement avec respect et tendresse, avec tristesse mais aussi avec la joie de la vie qui continue »…