Blog • La boucle balkanique (2) : Monténégro

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Poursuivant sa boucle des Balkans en poète, touriste, explorateur et essayiste, Emmanuel nous ouvre la voie du grand Sud : Monténégro. Chemin de fer tortueux et perspectives somptueuses, nous y sommes !

Par Emmanuel Ruben

Au large de Perast
© CdB/ Laurent Geslin

« Les années se succéderont. Qui pourra compter les oiseaux migrateurs ou les rayons que le soleil déplace d’Est en Ouest, du Nord au Sud ? Qui pourra prédire quels seront, dans cent ans, les peuples qui migreront et où ils migreront, comme a migré la nation serbe ? Qui pourra compter les semences qui germeront le printemps prochain en Europe, en Asie, en Amérique, en Afrique ? Inconcevable, tout cela, pour l’esprit humain. Excepté deux ou trois noms de lieux-dits, nulle trace n’existe plus des Issakovitch ni de ce Soldatenvolk serbe, là-bas où ils étaient partis, portant, tels les escargots, leurs maisons sur le dos. Il y a eu et il y aura, éternellement, des migrations, comme il y aura toujours des naissances pour continuer la vie. Les migrations existent. La mort n’existe pas ! »
(Milos Tsernianski,
Migrations, 1929-1949. Trad. V. Popović. )

Rêver plus grand que son bled natal, rêver plus haut que les montagnesqui dans les Balkans vous coupent toujours de votre voisin, cela voulaitdire rêver d’une fédération ; ce rêve de souris prise au piège de la ratièrenationaliste a accouché, au début du vingtième siècle et bien avant Tito,de l’idée yougoslave. Rêver plus grand, rêver plus haut, c’est encore aujourd’hui rêver del’Europe – cette Europe qui a choisi parmi les peuples yougoslaves, lesplus proches, les plus riches, les plus catholiques : les Slovènes qui firent partie du Saint-Empire romain germanique et les Croates longtemps marqués par le double sceau de la Cacanie austro-hongroise.

Et c’est peut-être parce qu’ils rêvent encore de l’Europe que les Serbes semontrent aujourd’hui si compréhensifs vis-à-vis de ces milliers de migrants qui ont les mêmes rêves qu’eux, et qui arrivent tous les joursdans cette antichambre de l’Union, prêts à tout pour franchir le nouveaurideau de fer que les autorités hongroises sont en train d’édifier à leur frontière.

C’est parce qu’ils ont toujours rêvé d’un ailleurs, c’est parce qu’ils n’ont pas oublié qu’ils viennent d’ailleurs, c’est parce qu’ils se souviennent del’époque pas si lointaine où ils fuyaient la guerre en ex-Yougoslavie, c’estparce que les migrations sont la clé de compréhension des Balkans, queles Serbes – dont l’écrivain national est Milos Tsernianski, l’auteur deMigrations – sont aujourd’hui capables de voir dans celui qui frappe à laporte de l’Europe un être humain et non un indésirable, un bouc-émissaire qu’il faudrait immédiatement renvoyer dans son pays.

On peut comprendre que les Français – qui se croient issus de la cuisse de Vercingétorix – aient oublié qu’ils sont en fait issus des grandes invasions (j’aime le mot de Céline à ce propos), puis de toutes les migrations ; on comprend plus difficilement qu’ils aient oublié l’Exode de1940, le Mexique, le Pérou, la ruée vers l’or.Revenons à notre voyage, qui commence à Novi Sad et passe inévitablement par Belgrade, un 31 juillet. Aujourd’hui, à Belgrade, legrand square qui sépare la gare routière de la gare ferroviaire est unimmense camp spontané de migrants. On y croise tous ceux dont nous,les Européens, ne voulons pas : Syriens, Irakiens, Afghans – sans oubliertous ces gens venus des Balkans, où il n’y a plus la guerre certes mais oùsévit la crise, qui est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Nous allons vers le sud, à la recherche du soleil, de la mer, nous les Européens, nous les hommes-touristes. Eux vont vers le nord et la pluie, qui n’ont pas nos rêves de farniente et de dolce vita. Ils n’ont pas peur des’aventurer dans les rues de la ville, à la recherche d’un bureau dechange, d’une banque ou d’un kebab. Tous les jours, des gens viennent les aider.

Le Premier ministre – un géant slave qui n’est pas connu pour être un ange – s’est même affiché avec une famille de migrants et leurs enfants, bras dessus bras dessous, sous les caméras de la télévision nationale, sans crainte de dégringoler dans les sondages. Le nôtre, depremier ministre, le petit Manuel, qui est captif d’un électorat de plus enplus xénophobe et d’une Europe dont les valeurs ont pourri sur place,aurait envoyé les CRS depuis un bon bout de temps et ne se serait jamais approché du lieu de la rafle ou de la battue, même escorté par ses gardesdu corps, même en se voilant la face, même en se bouchant le nez. Le principal objectif de notre grande boucle balkanique était de voir lamer : depuis 2006, les Serbes n’ont plus d’accès à la mer et dans la Voïvodine mitteleuropéenne, l’été est invivable : le soleil vous réveille à quatre heures du matin ; dès sept heures, vous ne savez plus où le fuir ;pas un seul nuage ne vient modérer son éclat ; vous le sentez toujoursperché là-haut, indécrochable, prêt à vous griller la nuque au moindreécart ; vous vivez nuit et jour avec la clim pour échapper à ce sauna grandeur nature ; l’après-midi, histoire de mettre le nez dehors, vous errez de terrasse ombragée en terrasse ombragée en fonction de l’orientation du vent ; de guerre lasse, vous finissez par vous baigner dansla Tisza ou le Danube mais comme il n’a pas plu depuis deux mois, lesrivières ont rétréci de plusieurs dizaines de mètres, leur débit n’est plus lemême qu’en juin, et toutes les saletés que le courant entraînait à toute berzingue dans leurs tourbillons flottent insolemment à la surface, jonchent désormais leurs rives vaseuses, mousseuses, empuanties.

Le train de nuit qui nous emmène voir la mer est une des prouesses decette époque où les hommes savaient rêver plus haut que les montagnes :la ligne vertigineuse qui relie Belgrade à Bar, sur la côte monténégrine,fut achevée en 1976 – de tunnel en tunnel et de viaduc en viaduc, elles’élève à plus de mille mètres d’altitude ; on croirait contempler le pays àvol d’oiseau ; lorsqu’on aperçoit les minuscules voitures qui fourmillentsur la route tortueuse au fond du canyon, on comprend pourquoi lesMonténégrins sont si grands : dans un pays où il n’y a pas la moindreplaine, il fallait bien doter les êtres humains d’échasses naturelles, au casoù ils rêveraient d’un autre monde et voudraient gravir cette montagnenoire de sapins et ce karst géant qui les emprisonne.

Le Monténégro est une Corse ou une Sardaigne qui n’a pas la chance d’être une île

Le Monténégro est une Corse ou une Sardaigne qui n’a pas la chance d’être une île : c’est une montagne à moitié tombée dans la mer ; lesinfrastructures y sont insuffisantes pour gérer le flot de touristes quidéferle depuis les quatre coins de l’Europe : Russes, Ukrainiens,Roumains, Hongrois, Tchèques, Slovaques, Autrichiens, Italiens, et deplus en plus de Français – lesquels ont dû se lasser de la Croatie, où ilsarrivaient déjà par milliers, quand je m’y suis rendu pour la premièrefois, il y a quinze ans.

Le train est arrivé à destination avec seulement une demi-heure de retard. Rien à dire sur Podgorica sinon qu’elle n’a pas volé sa réputationde fournaise. Je tenais à faire un crochet par Cetinje à cause de DaniloKiš et d’une nouvelle de Marguerite Yourcenar, Le lait de la mort, qu’onretrouvera dans les Nouvelles orientales. Amère déception. Cetinje, quifut la capitale des rois monténégrins n’est aujourd’hui qu’un simulacre deville-musée : décor de carton-pâte, ambiance provinciale et lénifiante,comme s’il avait fallu édifier à la va-vite, dans cette cuvette étouffante,une capitale prétendument historique. À Kotor, c’est Venise que nous retrouvons ; une petite Venise tapie au finfond d’un fjord, qui n’aurait gardé que deux canaux sans congédier sesmilliers de touristes ; avec leurs eaux vert émeraude où se mirent lesclochers d’églises et les tourelles des forteresses, les Bouches de Kotorrappellent davantage le lac de Côme et l’on se dit que décidément, Stendhal aurait aimé le Monténégro ; plus loin, à Perast, c’est toujours à Venise, à l’île des morts de San Michele mais aussi au lac Majeur et aux îles Borromées qu’on pense inévitablement en s’embarquant sous lesnuages vers les sombres îlots que gardent leurs cyprès ; les bouches de Kotor s’enfoncent dans la nuit et nous réalisons que nous n’avons toujours pas vu la mer, la vraie mer ; il est temps de quitter ce pays où Venise est partout, Venise et les nouveaux riches venus de Russie qui ontfait de la région leur bac à sable.

La route du sud est longue, au point que nous en venons à nous demander s’il ne faudra pas écourter notre voyage et renoncer à gagner Corfou.

Nous finissons par atteindre Ulcinj après une demi-journée passée dans les bouchons monténégrins : c’est ici qu’il nous faut abandonner le peu de serbe que nous savons ; la langue locale est déjà l’albanais. Entre les murailles ottomanes, tout est en toc : on reconstruit ici, pour le bonheur des touristes venus voir le lieu où Cervantes aurait été fait prisonnier (Ulcinj donnant Dulcinée), un ersatz de ville médiévale.