Blog • Belgrade, comment s’y perdre

|

En poursuivant de nouveaux chemins de traverse et de bords de fleuve, passant des deux rives de l’aube au crépuscule... Belgrade à nouveau, des retrouvailles en forme d’égarement, s’y perdre là pour mieux s’accoutumer du fragile temps présent...

Passé les Pâques, les vrais, les orthodoxes, la ville s’ouvre comme une fleur de lys. Les terrasses s’animent et l’on sort à nouveau soir et matin, si l’on n’est jamais rentré. Alors ça se bouscule à nouveau sur les trottoirs, et dès les petites heures, les trams crissent, les cars bondés gravissent les pentes et dévalent les boulevards, à la file, on attend peu sous l’abribus.

D’un seul coup, un matin plus clair que les autres, on respire les avancées d’air chaud venu du Sud, de l’Orient qui pointe après le Kalemagdan, à la jonction de la Save et du Danube.

Il n’y a plus de place pour la mélancolie, on passe à d’autre temps sans s’attarder sur l’amertume de l’hiver. Fini le train-train des soupirs, on avance vers les beaux jours, les jours meilleurs, un point c’est tout. On s’invite entre voisins, on sermonne le garçon de café, la vendeuse du kiosque, juste pour montrer qu’on est de nouveau sur le bon chemin. La vie dehors comme une engeance, un rattrapage des heures solitaires passées à méditer chez soi entre des murs épais, à regarder les mêmes images des mêmes journaux, à pester contre les jeux d’applaudimètre.

Remarquons quand même qu’en toute saison, à Belgrade, le passant sourit peu ou pas du tout. On y est sérieux par habitude, par nécessité, une seconde nature. Content d’être ainsi à la hauteur des événements, du tragique de la vie, comme un drapeau fidèle. Plutôt rire que sourire, fort et bref, de temps à autre. Pour l’autre, pour soi-même, on ne fait pas dans l’à peu près, dans l’ironie courtoise, on y va fort pour vivre toujours un régime de passion à découvrir. Et si on doute de tout avec raison, sûr de son fait, on s’affiche stoïque et défenseur du droit, pour la défense du pré carré, on surnage des à peu près, des pré-requis, et on survit avec ardeur. En réalité, c’est un sourire quand même mais intérieur, rentré, pour ne pas avouer qu’on profite plus de l’instant, du réel qui se dévoile, comme un conte secret des origines que l’on n’a pas quitté. Belgrade comme une fête païenne à qui perd gagne.

Ce matin ce sera ballade à Dorcol, là où tout se passe désormais. Entrelacs de rues, ça monte et ça descend, une montagne russe de quartier. Un mix de bâtiments d’histoire et de boutiques de mode, comme un composite idéal pour guide de touristes avec étoiles. On s’y retrouve en un circuit balisé qui ressemble bien aux villes des pages glacées des revues d’aéroport, where to go, eat and sleep !

Vers le bas, après Cara Dusana, on devine à nouveau l’alignement des grands boulevards, l’approche du fleuve. Et hop, on attrape un tram rouge presque vide pour le bas de la ville, le bout du Kalemagdan.

Fin de partie, sans chichi, on se retrouve entre des entrepôts et bâtisses à étages sans plus personnes, comme de grands squats sans loubards. Un vide encore urbain aux marges délaissées des quartiers du centre. On soupçonne la cause d’une vacuité sans remèdes, la chute du régime, de trop grands conflits, la modernité qui passe, bref tout qui change et ne reviendra plus. On délaisse ce qui a vécu, fabriqué, usé des générations pour recommencer une vie plus loin, dans des tours en verre, qui, à leur tour, vingt ans plus tard…le rythme s’accélère.

Un tourneboule au terminus, descente et petit chemin. On avance entre les grilles d’un zoo endormi, des perchoirs rouillés servent d’abri à des volatiles figés qui n’attendent plus de visites. Passé un porche voûté et on débouche sur vaste plaine, on retrouve la lumière qui vient d’un ciel sans nuages, pâleur d’un soleil encore bas, juillet est encore loin.

Et puis rejoindre Zemoun, au bord de l’eau.

Le nom intrigue, comme une villégiature d’après-midi, une pièce oubliée de Tchekhov. Franchi le grand pont, et le passage obligé par les blocs numérotés, les supermercati, et les boutiques de bazaar, on découvre des rues orthogonales, une colline au loin, surmonté d’un clocher. Si l’on quitte le boulevard fréquenté, le rythme s’épuise, ni vu ni connu, on a franchi la barrière Nord/Sud. L’Orient se découvre à nouveau, entre interstices, on y est presque. Une singularité absente ailleurs, des maisons basses et blanches, une allée d’arbres aux feuillages bas couvrent des bancs occupés, des chiens traînent l’ennui et les chats allongés sur les rebords clignent des yeux à ton passage.
Au bout, le fleuve rectiligne barre l’horizon au raz des perspectives. Au loin, sur l’autre rive, une lignée d’arbres semble dissimuler une nature sauvage de broussailles et des bras d’eau, comme des mangroves à explorer pour s’y perdre à jamais.

Des effluves d’algues surprennent, et des barcasses qui ondulent, on est bien en zone fluviale. Une respiration au bord de l’eau, danubienne, grand calme et vent léger. Comme un Renoir, partie de campagne, ou mieux, des pointillés de vie à la Seurat. Une portée de cygnes blancs sur l’escarpement du fleuve, quelle langue parlent-t-ils serbes, turcs ou celle mystique des oiseaux ? Plus loin des canards en couple s’éparpillent puis se rejoignent, pour composer une file à queue leu leu presque parfaitement alignée. Un attardé bat des ailes.

On est guinguette, un dessinateur à casquette et polo rayé affûte ses crayons sur le banc, on pressent les lampions qui s’allument le soir venu, les instruments qui s’accordent, le garçon en gilet qui guette le chaland à la proue de la péniche et propose l’apéro, daïquiri ou rajika aux herbes avant la grillade de poissons. Des braseros en fonte fument déjà aux quatre coins, les tables se garnissent de nappes en vichy rose.

Par mégarde, le pas ralentit, on mesure la distance parcourue, le vide qui désemplit peu à peu les attentes vaines, on y est pour de bon ! On filtre la lumière entre les paupières entr ouvertes pour fixer la ligne d’en face, un satori de fin de journée fige les intentions, ne pas aller plus loin, rester au bout du compte.

Et puis, lentement, la soirée s’installe à Zemun. Une brise fraîche déroule les fanions, les chiens repartent en chasse, la musique techno des bars à bière reprend le rythme de la zumba, filles en talons hauts et garçons à lunettes sombres se croisent, consultent les messages instantanés, un rendez-vous, la nuit commence…

Richard D’Aix – Août 2015