Blog • Belgrade, comme on y va

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Après un Opus 1 dédié au « Club Rebelle », SEMANTIS explore à nouveau le temps vécu, le temps à soi, le temps à retrouver. Appliqué à découvrir les secrets des Balkans, il propose une route sinueuse et parfumée des senteurs de lilas et de ramonda, presque un Orient au goût de l’Occident. Le blog poursuit ainsi sa quête d’inconnu : le goût d’un ailleurs, d’une autre langue, partagé par une communauté invisible qui essaime le français d’une autre pédagogie, celle du désir de l’autre et de soi-même.

Par Richard D’Aix

A la lueur des feux qui éclairent la nuit balkanique, on attend des paroles multiples, comme l’envie d’une morsure sauvage, celle d’une multitude colorée qui étonne et soulève, et ouvre le chemin d’un pont traversé.

Belgrade, comme on y va…

Il faut arriver lentement à Belgrade, en avion, voiture ou train, n’importe, l’approche se mérite. On n’y va pas à l’improviste, c’est une destination choisie. La cité au loin paraît vaste et quelque peu vallonnée, et elle l’est en réalité. Au plus près, on traverse d’abord une étendue d’avenues ombragées, de blocs d’immeubles, de succursales et de supermarkets, comme une fatalité Mitteleuropa que l’on connaît trop bien. Mais passé les ponts de la Save, le Danube un peu plus loin, on laisse derrière le plat pays de Novi Beograd, comme on dit, et c’est la ville ancienne, blanche, qui se déploie, un fort, un temple, des collines, des rues montantes, des escaliers pierreux que calibrent de larges boulevards remontés et descendus par des trams verts et des autobus bleus. Car il y a deux espaces distincts à Belgrade, un fleuve comme entre-deux, aussi dissemblables que complémentaires, et c’est bien comme ça !

Une fois arrivé, si l’on marche à découvert, c’est le vent qui surprend, tournoyant et violent. Alors on respire plus fort, nettoyé du tout-venant, l’astringent remplace l’amer du voyage et chasse l’acide des mauvaises pensées. Une ville entre ciel et terre disent-ils, on y est !

Bien sûr, le déjà-vu est bien là. Les mêmes enseignes, comme ailleurs, y déploient les figures de mode, technologies et gourmandises, mais en cyrillique, ça intrigue, au fond est-on certain de les reconnaître les pâtisseries coutumières ? Pas si évident, on est en territoire compliqué avec des temps qui s’entrecroisent, une autre orthodoxie.

Par instant, on se croit au futur antérieur, « j’aurais dû y être », et la Yougoslavie se décline alors au présent plus-que-parfait, même pas encore teintée de nostalgie. Vous me direz que c’est partout dans les Balkans. Non, c’est Belgrade, nonchalance et rigueur, une qualité intrinsèque, mieux un style !

Et puis, ici, il n’y a pas d’heure au fond, enfin d’heure fixe, ce qui veut dire qu’il y a une heure pour tout, un café, un rakija, une pause, ou une conversation, au choix, tôt ou tard, on s’y laisse prendre, jusqu’au petites heures de l’aube. On est ponctuel et en retard en même temps, ce qui fait que la durée du jour et de la nuit semble extensible ou raccourcie… On y vivrait deux fois si l’on n’y prenait garde.

Mais si l’on devait choisir son lieu d’après-midi, ce serait Vracar, de haut en bas, la grand place ronde et le temple comme repères, on délaisse les bâtiments, musées, théâtres et magasins des centres trop historiques et des bars trop musicaux, les lieux du soir ou des courses, pour se couler, anonyme, dans les rues montantes du quartier. On s’installe pour une halte sur le banc de parcs imprévus, aux grands arbres élancés et nombreux, des chiens nous observent et passent très vite pour suivre les silhouettes furtives des maitres et des maitresses. Et puis on choisit un petit bar et on attend que l’heure passe en écoutant la langue serbe raconter son histoire de tous les jours, le match perdu de l’Etoile rouge, celui gagné du Partizan.

Sans hâte, on sent que le soir s’avance, après 6 heures tout s’accélère, sorties de bureaux, trams bondés, vite on rentre pour sortir, y a tant à faire, à dire, à rattraper les heures perdues de la journée.

Alors, la nuit commence, longue et sinueuse, comme une aventure à poursuivre dont le parcours incertain attire coûte que coûte. Au fil d’un autre-temps, petit à petit, les paroles dites s’épuisent autant que les boissons saoulent. Au bout des heures prises pour soi et pour l’autre, on hésite pour l’au revoir, à bientôt, à demain ? Au signal du patron, le garçon de la taverne baisse à demi le rideau de fer pour laisser les attardés rattraper les amis déjà partis au loin.

Et puis pschitt, Belgrade comme la petite bougie dans la vasque d’eau du monastère s’éteint d’un coup, le vent chasse les feuilles des rues vides, du coté des splav des bords de Save ou du Danube, la musique baisse d’un ton, un dernier rakija, pour ravaler le regret de devoir rentrer si tôt ou trop tard.

Alors, le rêve d’une ville pas comme les autres commence, des écharpes de nuages passent en filant laissant deviner le bleu céleste d’une éternité possible, une étoile s’allume, et je me prends à croire que le voyage ne finira peut-être jamais.

Juillet 2015