Opus 3 et demi...

Belgrade, au-delà du ciel...

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En route vers l’Orient des Balkans, quittant Belgrade, traversant le pont sur la Save et puis Zemun ou plutôt Semlin comme on disait à l’époque... Clin d’œil poétique à Lamartine qui résida là quelques jours au Lazaret en 1833 : « quand le voyageur se souvient de plus qu’il n’a reçu, en traversant ce peuple, que des marques de bienveillance et des saluts d’amitié ; qu’aucune cabane ne lui a demandé le prix de son hospitalité ; qu’il a été accueilli partout comme un frère, consulté comme un sage... » (Nouveau Voyage en Orient, Notes sur la Servie).

Belgrade, au-delà du ciel...

« Lamartine, prophète de l’unité yougoslave ». Monument à Belgrade

Quand les éléments le permettent, un vent léger, une lumière pâle sur le Danube, le chant des merles dans la pénombre du soir, Belgrade devient cité de la dissolution des âmes. Ici et là, le voyage devient éternité.

En ballade, du marché de Kalenić aux effluves de piments odorants et de prunes sucrées, jusqu’aux blocs des abords de l’hôtel Jugoslavija, déjà si « vintage », puis remontée vers la gare en pâtisserie viennoise de Svaski, tu retrouves partout les mêmes traces de couleur d’un rouge carminé et d’un blanc immaculé, comme rappel des feux immémoriaux, "materia prima" de la vieille Raška.

Ainsi, de Vracar à Zemun, et plus loin encore, sous les porches des cours sombres, égaré sur des avenues ventées qui plongent vers la Save, de la feuillaison du printemps à la morsure de l’hiver, tu ressens le même sentiment partagé de perdurer et de taire le déplaisir du jour. Un art de vivre à lui tout seul, corps à corps intime avec le présent comme durée.

Et emporté par le flux des passants, comme par une eau fraîche et verte, d’un parfum mêlé de pomme acide et de myrte, on arrête son esprit aux souvenirs déterminants.
Maintenant s’ouvre pour toi un espace infini de réminiscence et d’oubli à la fois, souvenirs évaporés d’un passé encombré où s’efface peu à peu le sentiment d’appartenance à une zone étrangère au mystère des Balkans.
Et des sept temps de la spirale de vie il ne te reste que celui de l’instant du regard de l’autre.

Au coin de rue, à la table commune de la taverne serbe, citoyen d’ici, comme tant d’autres, tu occupes désormais un temps balkanique qui fige l’heure du cadran à celle d’une entrée en conversation, jusqu’aux adieux qui n’en sont pas.

C’est ainsi qu’un lent basculement s’opère, et le vertige du passager que tu étais laisse place à un sentiment étrange, comme une lente tombée du ciel qui envahit tes pensées et te dit qu’il faut rester par-delà les oraisons.

Puis, à l’aube d’un matin très clair, le vigile du Kalemegdan montre la voie. Délaissant les cafés swag et bars au rock trop lourd des pentes de Skadarska et de Dorcol, résonne l’appel de la clarinette tzigane et de la trambura : on passe le mur du son après les grands ponts d’argent qui mènent à des ailleurs, grand sud et vallées profondes t’attendent au bout du chemin.

Il faut alors choisir sa route vers des provinces où se nouent les fils d’une trame colorée, celles des rivières fraîches et des prunelliers, où reposent, au fond de forêts peuplées d’ours et d’oiseaux, des monastères de bois aux icônes translucides qui laissent entrevoir les traces des temps des grands anciens.