Blog • Belgrade après Belgrade

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Un passage par la ville blanche qui se décline au futur antérieur, noms d’avenues qui s’effacent, cité « fantomas » et turbo-folk... De découvertes en nostalgie.

Par Richard d’Aix

Belgrade
© Wikipédia

« Jamais deux voyageurs ne passeront par la même route. L’aventure de l’un ne sera jamais l’aventure de l’autre. » (Michel Chodkiewicz)

Je ne suis pas retourné à Belgrade depuis quelques temps, enfin trois ou quatre mois.
D’un dialogue intérieur et lointain, on se demande alors si quelque chose a changé les couleurs de la ville, des bruits inattendus, d’autres nuages dans le ciel. Comme si on pressentait d’y vivre un sentiment différent, l’impression de découvrir à nouveau des terrains d’aventure, vaguement hostiles. Bref, on craint de ne plus s’y reconnaître comme avant.

Au fond l’on sait que les changements seraient peu perceptibles, de nouvelles affiches, une façade rénovée, de nouveaux visages au kafana du coin, quoi encore ?

Après tout, il serait facile après quelques heures d’y reprendre ses marques. Retrouver le sucré des prunes et l’âcreté des piments des échoppes du Kalenić, le crissement des freins du tram, le vif des paroles volées aux kiosques, celles que l’on devine sans les comprendre. Le sentiment d’y être pour de bon réapparaîtrait après la nuit, et l’on repartirait au matin sachant où aller.

Cependant le temps a passé. Après plusieurs séjours en ville, ce n’est plus à une exploration que l’on s’attend. On ne part plus en expédition de Vračar vers Stari Grad, sac sur l’épaule, nez en l’air, sous le vent tiède des matins d’été ou des bourrasques d’hiver. On est à nouveau là, et pour de bon.

Plus difficile en réalité serait d’imaginer ce qu’était la "Yougoslavie" d’autrefois. Terra incognita pour moi, ne m’y étant jamais attardé, bien qu’ayant parcouru quelques jours l’Istrie, Pula, Rijeka que j’appelais Fiume, et puis ce fut tout, retour à Trieste.

Et pourtant l’expression « Yougoslavie » reste présente comme suspendue à une théorie des affects encore à développer. Tout un mode d’existence. Un temps dilaté. L’imaginaire s’y déploie sur des images de côtes découpées et d’îles lointaines, de villes nombreuses, agitées, et de foules rassemblées et, semble-t-il, heureuses, ou, tout au moins, souriantes, et dansant le kolo devant le dépoli du Rolleiflex. Qui a connu les fêtes à Korčula on l’on dansait l’été la Moreska ?

Le terme même de « Yougoslavie » demeure pour l’étranger à l’espace balkanique, une catégorie inconnue, un code à déchiffrer. Celui d’un nom gardé en partage par ceux qui ont connu la République populaire fédérative. Six républiques et un état unitaire qui a succombé à la puissance des signes venus d’ailleurs, ceux de l’Occident. Pouvait-il en être autrement ? Pour nous restent des principes politiques surannés des lointains des sciences politiques : troisième voie, autogestion, non alignement, développement tiers-mondiste. Une liturgie alimentée par les discours de Tito et les photos d’archive, lui et elle recevant les chefs d’état du monde entier. La Yougoslavie comme une fête réussie d’après guerre.

Tout cela s’affadit bien entendu, mais reste présent, comme un pli qui ne s’efface pas. Une déconstruction non aboutie. Reste le souci du passage du présent au passé, un aller-retour permanent. Une ombre sur les visages, une hésitation dans les voix. On devine la présence des souvenirs déterminants, les sombres messages venus des années 1990, « guerre et paix », négociée par d’autres.

Et puis est venu le temps de la Belgrade qui se proclame « the place to be »...

Et puis est venu le temps de la Belgrade qui se proclame « the place to be ». Avec en prime, comme partout, l’explosion des écrans plats et de la musique techno, plutôt ici turbo-folk. Sidération de signes et de sons encore plus difficiles à décoder que ceux d’avant l’effondrement, une "complicatio" au sens médiéval du terme, un indéchiffrable rapport au réel, où allons nous ?

Aujourd’hui, c’est clair, on filtre les nuances du vécu d’avant à travers le prisme des boutiques de mode qui s’alignent sur Knez, vertige de la mondialisation heureuse, toujours pour demain, un lendemain qui chante et qui ne vient pas. La Yougoslavie comme mémoire « fantomas ». Les années douces sont loin. Plus loin encore, le « monde magique » des peintures d’Ivan Generalic, né dans les brumes de la Podravina, les terres basses de la Drava.

Alors bien des questions restent en suspension pour ceux qui n’ont pas éprouvé la décomposition accélérée des républiques et des provinces. L’esprit yougoslave existe-t-il encore, est-il différent de celui des Balkans qui courre de la Bessarabie à la Grèce à travers des communautés disparates, irréconciliables ou apaisées ?

Retour à la Serbie d’aujourd’hui qui présente pour l’étranger une double échelle à gravir. Un coté Comtesse de Ségur, "Jean-qui-grogne et Jean-qui-rit" comme les deux faces d’un pays souriant mais aussi ombrageux, sourcilleux de son être passé et d’un futur à refaire, encore une fois.

Le mieux alors est de s’accrocher au passé antérieur, le plus simple possible, retenir les paroles qui s’échappent, les secrets qui se livrent malgré tout, comme à regret. L’ombre de cette pensée ou de cet impensé. La survivance qu’on évoque ou qu’on invente, sur le mode bien connu « avant c’était le bon temps » ou hier encore on vivait comme ça, tu te souviens, et même il y a dix ans, il y avait encore ceci ou cela. J’ai pas connu, j’ai tout raté.

Besoin d’une pause dans la ballade des dames du temps jadis. Café Zrno sur Njegoševa , souvent celui-là, plutôt qu’un autre. En entrant on retrouve le sourire serbe, fier et délicat à la fois, et une chaleur intime, celle d’un entre soi dont on aimerait faire partie. Le thé dans les grands verres, l’expresso latin qui servent d’élixir quotidien pour des confidences et parfois des aveux, des attachements rompus. Doucement vient en nous cette musique d’une familière étrangeté. Un aimable fond sonore où les voix basses se mêlent aux rythmes jazzy entrecoupés de news, chaque jour les mêmes, celles que l’on entend sans les comprendre, saisissant un nom connu de temps en temps, récits haletants d’élections à venir, de crashs boursiers, de visites protocolaires, de matchs décisifs de Djo en cinq sets.

Alors, reprenant la route vers l’hypermoderne Novi Beograd, traversée d’une exubérance de ponts suspendus et de tours en verre fumé, la surprise fut au détour d’une rue encore pavée. Des images parlantes en noir et blanc qui invitent à une exposition de photos anciennes d’une Slovénie ouvrière et socialiste « Socijalna Tematika, u Slovenackoj Fotografije, Bulevar Revolucija 44 ». Le nom a disparu des guides, le grand boulevard central et si long s’appelle maintenant Kralja-Aleksandra. Mon parcours se termine là, suspendu à la révolution d’avant.