« Ça pourrait bien être votre jour de chance » : journal d’un confinement en Serbie (au printemps 1999)

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Une chienne qui se met à parler et veut écrire un roman, des appareils ménagers qui se révoltent... Voici ce qui se produisait en 1999, pendant les bombardements de l’Otan, quand les Serbes étaient déjà « confinés » chez eux. C’est du moins ce que prétend Mileta Prodanović dans son roman Ça pourrait bien être votre jour de chance (2014), journal de ce confinement, drôle, surréaliste et critique envers toutes les propagandes. Bonnes feuilles.

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Novi Beograd
© CdB / Marija Janković

Dans l’espoir d’émigrer aux États-Unis et de quitter leur condition d’Européens de l’Est, le narrateur et son épouse décident de participer à la loterie de l’immigration organisée par le gouvernement américain, mais aussi d’y inscrire leur chienne, Milica. C’est cette dernière qui remporte le ticket gagnant, et se révèle soudain douée de parole. D’autres phénomènes étranges font leur apparition : certains livres deviennent comestibles, les appareils ménagers sont capables de mener une révolte suicidaire, les animaux de compagnie ont des prétentions d’écrivains… Mileta Prodanović est né en 1959 à Belgrade. Ça pourrait bien être votre jour de chance à reçu le Prix Bulgarica pour le meilleur livre des territoires de l’ancienne Yougoslavie pour l’année 2000.

Nous publions ces bonnes pages grâce à l’amitié de sa traductrice française, Chloé Billon, et des éditions Intervalles.

(pages 38-44)

Cette nuit-là, sur le site très informatif et au design exceptionnel du Pacte de l’Atlantique Nord, sous le titre prometteur de « Premier jour », sortait une liste récapitulative de cinq cent quarante buts visés et atteints avec succès. Au numéro trois cent quarante-quatre était mentionné le « centre de renseignements de Dortol au numéro 14 de la rue Rage of Fire (ce qui devait sans doute être la rue Riga od Fere ) ». Cette adresse me disait quelque chose. Oui, oui… Croyez-le ou non, c’était la nôtre.

– Milica, regarde, dis-je mélancoliquement, c’est notre appareil photo.
N’étant pas encore très assurée de ses nouvelles capacités, Milica regarda l’écran et soupira doucement.
Et voilà, ai-je pensé, ça a commencé. C’est comme ça que ça commence.
Ma femme pensait que le fait que l’un des premiers projectiles intelligents et démocratiques soit tombé dans notre jardin devait être un signe. Un présage.
– Est-il bon ou pas – je n’arrive pas à le déterminer.

Nous avons tenté de téléphoner à notre mentor, le mage blanc venu d’Ukraine, qui avait transformé en bureau son appartement dans l’un des hôtels de la capitale. Ce prophète populaire, hôte de nombreuses émissions de rencontre sur toutes les chaînes de télévision nationales, privées et locales, pouvait voir les événements depuis le futur, retrouver les personnes disparues, les noyés, les soldats, les prisonniers, les maris en fuite et les animaux familiers, et il était particulièrement connu pour son interprétation des signes et annonces inhabituels, catégorie dans laquelle entraient indubitablement tout autant l’irruption inattendue de notre chien dans le cercle des êtres doués de communication verbale que le piqué d’une roquette miniature dans notre cour. Le mage blanc parvenait à pénétrer dans le monde passionnant de l’au-delà en suivant les changements du courant électrique sur la fourrure de son chat-medium blanc. Malheureusement, les lignes téléphoniques étaient saturées, et l’écouteur est resté muet. Même la téléphonie mobile avait trahi son essence et avait, en l’occurrence, disparu dans quelque gouffre.

Même la recherche de l’Ukrainien dans les émissions télévisées fut vaine – on y voyait seulement se succéder des chants patriotiques, des épisodes de soap operas latino-américains et des films sur les Partisans datant des lointaines années soixante et soixante-dix.

Nous avons renoncé, jusqu’à nouvel ordre. Sur les radios locales, entre de longues plages de musique easy-listening, on donnait des consignes sur le comportement à adopter en cas d’attaque aérienne, des indications cryptiques sur les actions de l’aviation criminelle, fasciste et sauvage des agresseurs, et les adresses des abris collectifs. Une voix grave et sérieuse – professorale, pourrait-on dire – énumérait par paragraphes entiers les articles composant le contenu indispensable du « sac pour abri anti-aérien ». Un peu plus tard, après un enchaînement de mélodies evergreen disparaissant sous un glaçage de musiques d’ascenseur des plus écœurantes, la même voix a énuméré le règlement intérieur des abris. L’un des articles de ce code civil local interdisait l’introduction de chiens dans les espaces sécurisés.

Milica a grogné.

Nous nous sommes mis d’accord, tous les trois, pour ne pas aller nous cacher dans d’obscures catacombes. Milica, même avant d’avoir reçu le don de parole, était un chien qui ne supportait pas la solitude. J’ai eu l’impression qu’elle avait peur que, en réaction aux remarques acerbes et même blessantes qu’elle avait émises sur le compte de mon appartenance nationale et sur l’honneur et la dignité de mon peuple antique et épris de liberté, je ne décide de la laisser seule dans l’appartement, livrée à la merci – ou à la cruauté – des bombes plus ou moins intelligentes, à fragmentation, à uranium appauvri et à sous-munition que ses nouveaux compatriotes déversaient sur toute notre patrie.

La musique qui sortait de la radio m’a rappelé l’espace d’un instant mon enfance heureuse, les jours où un dirigeant aimé, un ancien membre des Partisans ou un vétéran du comité central partait chasser dans un monde meilleur. Alors, en signe de deuil, le pays entier était contraint de n’écouter que cette musique pendant trois jours.

– Cette musique est pire que les bombardements, a dit doucement ma femme.
Nous avons décidé d’organiser un abri improvisé dans notre appartement, étant donné que notre maison, mystérieusement épargnée par les précédents bombardements de Belgrade, n’avait pas de sous-sol. Loin des fenêtres, dans une partie dissimulée de l’appartement, nous avons arrangé des couchages de fortune et, sur les conseils d’un ami de Sarajevo, nous avons enlevé les vitres intérieures et préparé des réserves d’eau. Nous avons aussi installé un toit supplémentaire à notre nouveau nid, ou, plus exactement, nous avons appelé toit le plateau massif de la table rustique de la salle-à-manger.
– Et pourquoi est-ce qu’ils bombardent ? , a demandé Milica, le seul chiens des Balkans à avoir le droit à une « carte verte ».
– Tu vois, Milica, ai-je dit, ici, les bombardements arrivent un peu comme un phénomène naturel. Comme les geysers en Islande, les tremblements de terre au Japon ou les cyclones destructeurs dans le Pacifique. Tous les vingt ou trente ans, au moment précis où tu penses qu’ils nous ont oubliés, au moment précis où tu penses que c’est passé de mode, que ça ne se porte plus… et là, tu regardes le ciel, et…
– Je ne sais pas comment, mais ça se débrouille toujours pour tomber en avril, a ajouté ma femme. Quand quelqu’un en avril n’a pas de meilleure idée, un bombardement de Belgrade apparaît toujours comme une variante salutaire.
– Oui, ai-je renchéri. Ils regardent le calendrier et se disent : Aha ! Avril ! Mais allons-y !
– Vous pensez qu’ils ont un plan ?, a continué Milica en dressant ostensiblement l’oreille.
– Les tiens ? Hmmm… Pas nécessairement. Un bombardement vient toujours à point nommé au début – ils inventeront bien quelque chose plus tard. De ce magma conceptuel, de cette ébullition naîtra une grande pensée. Je crois que quelqu’un a dit que la guerre est toujours un générateur d’idées.
– Et l’annonce des stratégies du siècle suivant, a ajouté ma femme. Je crois que c’est le début d’un juste combat pour une meilleure et plus belle vision du monde… Un monde sans chaos, dans lequel personne ne pourra plus acheter des bananes où il veut, mais seulement chez les commerçants chaudement recommandés par l’Amérique.
– Mais tout de même, avant tout, a doucement dit Milica, je n’arrive pas à comprendre ce que notre « Olympus » leur avait fait de mal.
– On ne sait jamais, ai-je dit. Peut-être qu’il avait participé à des viols collectifs ou à d’autres horreurs dont parlent leurs médias. Peut-être qu’il était politiquement incorrect, peut-être qu’il a utilisé des mots qui ne sont plus autorisés.
– Notre appareil photo ?
– D’accord, peut-être pas le nôtre en particulier, peut-être que c’est un autre appareil compact qui a fait tout ça. Mais comme ils n’arrivaient pas à déterminer le coupable avec précision, ils ont rendu la justice en punissant notre appareil.
– Je ne suis qu’un chien… je ne comprends pas.
– La compréhension n’a rien à voir avec ça Milica, que ce soit clair. L’un de leurs stratèges n’a-t-il pas annoncé il y a un certain temps que « les coups portés par l’Amérique seraient conçus pour laisser une impression d’irrationalité – de telle sorte que les gens aient d’autant plus peur. »
– Oui, oui…, a grommelé Milica sans grande conviction, il me semble que je comprends maintenant. C’est cette grande pensée qui a scalpé notre « Olympus ». Tout de même, rendez-vous compte, la compréhension n’aide en rien à supporter les faits…

J’ai essayé de consoler Milica. Je me suis rappelé les promesses faites par la magnifique secrétaire d’État des Nations unies du Nouveau monde, selon lesquelles, après l’heureuse issue de cette intervention humanitaire, ils reconstruiraient des villes plus belles et plus anciennes, exactement comme ce que les nôtres avaient fait il y a peu dans les pays voisins où ils avaient avec succès protégé nos minorités. Je lui ai dit qu’il y avait encore beaucoup d’autres sortes d’appareils photo, dont certains étaient peut-être même meilleurs que notre Infinity-mini carbonisé, que nous allions prouver l’innocence de notre appareil devant l’un des nombreux et efficaces tribunaux internationaux et recevoir un juste dédommagement. Puis je suis passé à d’autres arguments – je l’ai grattouillée derrière son oreille poilue et sur le bas du cou. Elle a fini par sauter sur le canapé et prendre la position fœtale. Elle est restée là, recroquevillée, à pousser de temps en temps un soupir triste.

Je lui ai jeté à la figure les phrases toutes faites comme quoi la vie ne consiste pas uniquement en valeurs matérielles, qu’il existe aussi des valeurs spirituelles, qui sont bien plus importantes. Oui, oui, bien plus importantes.

Une fois de plus, le son perçant et sinusoïdal des sirènes est venu annoncer le début des périls aériens.

***
(pages 55-61)

Depuis les balcons des immeubles voisins étincelaient des brasiers dans la nuit. Sur les écrans défilaient les images d’un train bombardé, des cadavres carbonisés, les voyageurs, le conducteur. Les autres écrans ne laissaient aucune place au doute – tout cela n’était rien de plus que l’habile propagande d’un petit dictateur fourbe enclin à toutes les mises en scène. Une fois de plus, on entendit la phrase qui est indubitablement le slogan de l’information véridique de la fin du vingtième siècle : « Mieux vaut nous croire que de croire vos propres yeux. »

– Combien de temps cette stupidité va-t-elle encore durer ? a demandé Milica. Combien de temps devrons-nous encore entendre le hurlement strident des sirènes et l’écho des détonations ?
– Mais quelle stupidité, Milica ? ai-je répondu. Tu ne vois donc pas qu’ici-même se déroule une bataille décisive pour un monde meilleur à venir ? Avant, les efforts humanitaires avaient toujours été isolés, chaotiques, ils arrivaient toujours un peu a posteriori, ils étaient contrariés par la mauvaise volonté de pays qui bloquaient le processus dans les organisations internationales, et maintenant, l’idée, c’est de mettre un peu d’ordre dans tout ça… Il est nécessaire de faire grossir cette petite tragédie par une série d’actions qui nous semblent, à nous les meurtriers, incohérente, il faut introduire le plus de gens possibles dans la sphère du malheur, et après seulement le sens juste et bienfaisant de toute l’opération apparaîtra au grand jour. Dans la série des missions humanitaires, de la célèbre action de sauvetage du village de Mỹ Lai au Vietnam jusqu’aux dernières victoires des principes de l’humanisme, missions menées avec une hauteur de vue et un altruisme remarquables par ta nouvelle patrie, ce qui se passe chez nous apparaît comme une étape importante et inévitable.
– Tu peux bien appeler ça comme tu veux, mais moi, j’en ai déjà par-dessus la tête de tout ça. Je me demande juste combien de temps ça va durer…
– Au moins quatre-vingt-huit jours, ai-je répondu.
– Pourquoi autant ? ont demandé ma femme et Milica d’une seule voix.

Je leur ai répondu que, pour autant que je m’en souvienne, c’était le temps qu’avaient duré les manifestations quotidiennes – insensés que nous étions – contre notre guide incontesté, Héros populaire en germe, peut-être même futur Maréchal II, et dont nous ne savions pas à l’époque, pour notre malheur, qu’il représentait « une garantie de paix et de stabilité dans les Balkans ». Nous ne pouvions pas non plus prévoir que les grandes puissances formaient des projets sérieux, intéressants et destructeurs avec cet homme… qu’il leur ouvrirait un espace où mener des expériences complexes…

Le deuxième ou le troisième jour des bombardements, notre bouilloire s’est cassée. Quelques larmes de sang s’étaient mises à couler de ses deux ouvertures du fond, formant deux mares couleur rouille sur le dessus de notre machine à laver.
– Merde slovène, ai-je vociféré. Comment expliquer ça autrement ?

Milica a tourné la tête avec curiosité et aboyé. J’ai compris qu’elle n’avait pas saisi le sens de ma remarque. Ce n’était pas étonnant – au moment où la vérité nous avait finalement sauté aux yeux, quand nous avions compris dans quel guêpier… que dis-je, dans quel nid de serpents nous vivions, à quelles sinistres unions, dans quels impossibles cadres étatiques le communisme nous avait poussés – Milica n’était même pas née. Je lui ai raconté, rapidement, l’histoire de notre malheur, qui avait commencé par une union forcée avec des peuples mal disposés envers nous et l’exploitation épouvantable, quasi coloniale, à laquelle mon peuple avait été soumis.

Les Slovènes rusés, guidés par des forces sombres assoiffées de revanche, avaient acheté à nos paysans, des paysans aux mains noueuses, des paysans qui en opanke avaient fait tomber trois ou quatre empires – je ne me souviens plus exactement combien ils en avaient nourris –, les framboises, les cerises, les abricots et les pêches qu’ils avaient fait pousser à la sueur de leur front, et ce pour une somme misérable et dégradante. L’instant d’après, ils leur vendaient à un prix faramineux des jus et des confitures faits avec ces mêmes fruits.

– Je ne comprends pas, a dit Milica. Pourquoi est-ce que le paysan ne les faisait pas lui-même, ses foutus jus de fruits et confitures ?
– Eh, Milica, tu ne peux pas comprendre… C’était l’époque de la pensée unique du parti unique.
– C’est un pléonasme, m’a fait remarquer notre éloquent animal domestique. Tu devrais faire attention à ton style quand tu parles.
– D’accord, en tout cas, c’était une sombre époque. Une époque où tous les ennemis du régime étaient persécutés, chassés du pays, critiqués, exclus du Parti… Heureusement, tout a bien changé – aujourd’hui, tout se fait beaucoup plus ouvertement. Aujourd’hui, mon vieux, ces gens-là, ils les tuent tout de suite ! Une balle dans la nuque, sur le trottoir, en public et devant les passants, en plein jour. Tu ne peux pas nier que c’est une méthode beaucoup plus franche.
– Mais je ne saisis toujours pas le lien avec les biens slovènes de grande consommation.
– Comment ça tu ne saisis pas ? Nous étions forcés d’acheter ces choses. Un nouveau jour s’est levé pour nous quand nous nous sommes enfin séparés, quand cette violence a cessé.
– Oui, oui…

L’antique récipient rongé par la corrosion que nous avions branché en emménageant dans notre appartement côté Danube n’était que le premier de la liste des appareils qui, sous les bombardements criminels du Pacte de l’Atlantique Nord agresseur, nous refusèrent leur obéissance. Le frigidaire néo-fasciste de marque « Siemens », produit d’une nation habituée à l’obéissance, à l’ordre et à la discipline, exprima sa solidarité avec les sauvages pays agresseurs en laissant échapper son fréon, qui s’éleva dans les hauteurs à la rencontre des boulets meurtriers des avions teutons qui, pour la troisième fois en un siècle, sillonnaient notre ciel, assoiffés de sang serbe. Quant au fer à repasser du même nom, il explosa entre les mains de ma femme l’un des jours suivants.
– Regarde-moi cette perfidie, ai-je dit.

Même l’élégant mixer gaulois multi-usages de la marque Moulinex ne demeura pas en reste – il cracha sur la séculaire alliance des peuples français et serbe et cessa tout simplement de coopérer avec nous, criminels et nettoyeurs ethniques des paisibles peuples de bergers des environs, maudissant lui-même probablement le destin qui l’avait envoyé non seulement dans les Balkans, mais en leur cœur même, où se trouvait encore un nid de Serbes sauvages et assoiffés de sang. Venait ensuite sur la liste, finalement, l’aspirateur local de la marque Sloboda, de Čačak – son cœur lâcha quand, après trente ou quarante nuits consécutives de lancers de projectiles à l’uranium appauvri, son lieu de naissance, l’usine où il avait été produit, fut changé en scène de film de fin du monde.

L’un des rares appareils à rendre honneur à la nation qui l’avait produit de ses mains était le téléviseur de l’honorable et célèbre marque Sony. Il a résisté. Mais ce n’était pas d’une grande aide. S’il avait su quels mensonges il devrait transmettre, qu’ils viennent des cuisines informatives locales ou étrangères, son écran, j’en suis sûr, en accord avec la tradition rigide de sa patrie, se serait fait harakiri, il se serait brisé en mille morceaux au moment même de l’embarquement sur le bateau qui devait le mener du lointain Japon jusqu’à l’endroit où la Save se jette dans le Danube. Comme je l’ai dit, cette résistance de notre cher Sony ne nous était pas d’une grande aide, étant donné que l’armada criminelle de l’Alliance décortiquait un par un tous les émetteurs et transmetteurs sur tous les pics et dans toutes les bourgades du pays. Les programmes étaient de plus en plus rares, il était de plus en plus difficile de découvrir d’où ils émettaient et sur quelle fréquence les trouver. Et quand on finissait malgré tout par les dénicher, entre les brouillages et les parasites…eh bien, c’était vraiment quelque chose auquel il a rarement été donné d’assister.
La grande classe !

J’ai pris la ferme résolution de remplacer tous les appareils ménagers félons qui, dans les conditions inhumaines des bombardements, avaient pris le parti de l’agresseur, rendant ainsi caduque l’hospitalité qui leur avait été offerte des années durant dans notre appartement, par des productions locales. Cela, bien entendu, dès que les bombardements auraient cessé, et à la condition – je dois le préciser – que nous ne nous trouvions pas, comme quartier ou objet singulier, sur la liste d’excuses du sympathique porte-parole de l’Alliance criminelle, que ce soit parce qu’ils auraient reçu l’information erronée que dans notre maison centenaire se cachait un état-major de première importance, ou parce que le stylo avec lequel le général compétent en la matière, au lit après douze heures de travail éreintant pour choisir les cibles, vérifiait ses décisions une dernière fois, aurait glissé au hasard sur la carte au moment où son propriétaire sombrait dans le rêve.

– Et comment tu comptes faire, a demandé Milica d’un ton provocateur, maintenant que les nôtres ont transformé toutes les usines du pays en amas de ferraille ?

Je suis resté mutique.

– Je souhaiterais maintenant paraphraser la célèbre sentence de Justinien sur les écoles philosophiques à Athènes, a-t-elle continué, tout ça pour essayer de nous épater par sa grande éducation. « Que plus personne ne produise d’aspirateurs en Yougoslavie ! »

***
(pages 91-97)

Au cours d’une nuit particulièrement trépidante, quatre raffineries et deux centrales de chauffage urbain furent métamorphosées en un amas de ferraille fumant. Le nuage de cendres qui flottait entre les maisons prolongea cette nuit de quelques jours, et les habitants qui se risquaient à sortir dans la rue, malgré le soin qu’ils avaient pris de protéger leurs organes respiratoires de masques et de lingettes humides, à leur retour dans leurs foyers hermétiquement calfeutrés, expectoraient pendant des heures une masse noire et goudronneuse de la consistance d’un chewing-gum.

Finalement, le vent s’est mis à souffler, l’aube a commencé à poindre, et la radio a annoncé que le nuage de suie se déplaçait vers l’ouest.

– J’imagine la rencontre entre le nuage et le douanier hongrois, ai-je dit. Il se dirige vers lui, l’air renfrogné, menaçant, et lui demande, comme c’est l’usage, s’il a quelque chose à déclarer. « Oui », répond le nuage, « des pluies acides ». Alors ces sommets d’impolitesse et d’arrogance, sanglés dans les uniformes les plus répugnants au monde, se dirigent vers leurs fameuses cabanes en bois, ces cabanes en bois qui les ont suivis du Pacte de Varsovie au Pacte de l’Atlantique, et de ces inoxydables cages à poules ils sortent d’imposants volumes qu’ils se mettent à feuilleter sans relâche du début à la fin et de la fin au début, jusqu’à en perdre la raison. Ils appellent leurs supérieurs qui leurs apportent d’autres volumes à la reliure hasardeuse et aux feuilles volantes, un collègue qui s’y connaît un peu en informatique leur vient en aide, puis ils décrochent leurs téléphones, appellent d’invisibles supérieurs au-dessus des supérieurs…

En vain. Aucun registre ne mentionne les pluies acides…

Quand le ciel s’est enfin éclairci, quand nous avons pu inspirer et expirer, quand nous avons ouvert nos fenêtres et contemplé pendant encore quelques jours le spectacle surréaliste des tilleuls à feuilles noires de notre rue, Milica nous a révélé un secret. Tout en remuant joyeusement la queue, elle nous a fait savoir que, tout bien réfléchi, elle n’était pas attirée par une carrière universitaire, par la lecture pénible et interminable de tout ce que les sages et les charlatans de différentes époques avaient écrit sur son sujet de recherche, pas plus que par la vérification scrupuleuse des faits et de leur véracité, tout ça pour élaborer une théorie qui pouvait si facilement être démontée. Elle se voyait bien plus se lancer dans un domaine dans lequel elle ne serait pas si à l’étroit, un domaine où régnait l’imagination. Bref, depuis longtemps déjà elle caressait le rêve de se consacrer à l’art des mots et de l’écriture.

– Ça ne va pas la tête ? me suis-je exclamé.
– Pourquoi ?
– Comment ça « pourquoi » ? Tu ne vois pas que les roquettes de l’agresseur malveillant, le pacte de l’OTAN, volent de toutes parts, au-dessus des toits, des fleuves, des forêts ? Notre pays prend résolument la défense non seulement de lui-même, mais de tout le monde civilisé, il se bat pour tous les peuples qui veulent garder la tête haute et résister aux diktats de la clique des puissants de Washington et de ses misérables vassaux. Et toi, tu penses à la création artistique… Comme si tu n’avais jamais entendu la maxime ancestrale : « Au grondement des canons, les muses font le dos rond. »
– Cet adage n’est plus d’actualité depuis longtemps. Le temps l’a réduit en poussière. Et je me demande parfois si ce n’est pas aussi ton cas. De nos jours, on dit : « Au grondement des canons, aux muses la création. » Et si je puis me permettre, le grondement que nous entendons ne vient certainement pas de canons, mais de roquettes…

La suite du discours de notre petit chien poilu m’a convaincu que Milica avait également acquis de sérieuses capacités de raisonnement argumentatif. Elle cita de nombreuses œuvres de l’histoire littéraire mondiale ayant vu le jour dans des circonstances que l’on pourrait qualifier de « critiques » - par exemple le Décaméron, qui se déroule sur fond d’une terrible épidémie de peste, ou Les Mille et une nuits, dans lequel sur le cou blanc et mince de la narratrice pèse sans arrêt la menace d’un sabre à la lame acérée.

J’ai émis l’opinion que ces œuvres n’étaient pas devenues des piliers de la civilisation uniquement parce qu’elles offraient, de manière détournée, une certaine dimension de danger – bien plus importante était la qualité de l’écriture de ces créations. Des créations portées par le talent individuel, ou dans le deuxième cas collectif, de leur créateur.

– On ne saura jamais si j’ai un talent littéraire ou pas si je n’essaie pas, ou bien ?
– D’accord, ai-je dit. Il faut essayer, bien entendu, mais tu me permettras au moins d’avoir quelques doutes quant à tes capacités.

J’ai ajouté que je pouvais comprendre, jusqu’à un certain point, son besoin soudain de création littéraire. Mais ce qui me demeurait mystérieux, c’était l’aspect technique de cette réalisation.
– Milica, tu n’es pas sans connaître l’histoire édifiante de Pinocchio. Bien que ta métamorphose surprenante, et en ce qui nous concerne inattendue en tous points, t’ait donné une sorte d’apparence d’humanité, tu dois rester consciente que tu es, en réalité, un chien. C’est très bien que tu aies appris à lire, et c’est aussi très bien que, dans une certaine mesure, tu connaisses la langue des pays agresseurs, mais tes, comment dire… prédispositions somatiques à l’écriture ne me sautent pas aux yeux… Ta patte recouvre quatre touches de clavier d’ordinateur ; et de toutes façons, je ne prendrai pas le risque que tu me détraques l’ordinateur en ramenant de la boue du jardin dans les composants hypersensibles de ce petit bijou de technologie.
– Alors, je dicterai. Tu écriras. Ai-je besoin de citer les noms des grands maîtres de l’écriture dont l’œuvre a ainsi vu le jour ? Quant à notre pays, au moins, on sait y apprécier la littérature orale. Combien de combattants, de secrétaires du Parti ayant après coup découvert la terrible vérité sur l’organisation qu’ils servaient, ont-ils dicté, et non pas écrit, leurs mémoires, pour cause de schisme idéologique avec l’alphabétisation ?
– Et tu crois que je n’ai vraiment rien de mieux à faire ?
– Hmmm…, répondit Milica après un court moment de réflexion, mais tu es mon maître, et j’estime que tu as certaines obligations envers moi. Tu crois que c’est suffisant de me donner vos restes de nourriture et d’insipides biscuits pour chien ? Et de me gratouiller le ventre et le dos de temps en temps ? Et d’autre part, c’est moi qui ai gagné un billet pour le Vaste monde débordant de promesses. Si vous souhaitez partager cette expérience avec moi, je vous recommande vivement de me venir en aide.
– Tu me fais du chantage maintenant ?
– Non, ce n’est pas du chantage. Disons simplement… que je te donne matière à réflexion. Le chantage sera l’étape suivante…
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Très bien. Tu m’as battue. Tu oublies qu’à présent, en tant que citoyenne américaine, je peux me tourner vers n’importe quelle organisation de protection des animaux. Essaie un peu d’imaginer ce qu’ils vont te faire.
– Certes, je t’ai frappée : le jour où, toute petite, tu t’es jetée sous les roues d’une voiture qui a bien failli t’écraser, le jour où tu as sauté sur les genoux de nos hôtes phobiques des chiens, et le jour où il s’en est fallu de peu que tu ne tombes par la fenêtre à force d’aboyer comme une forcenée su ce gentil petit chien du numéro dix-sept.
– Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je pense que n’est pas le moment de se disputer pour ces futilités. Et de toutes façons, tu peux bien dire ce que tu veux, ça ne te servira pas à grand-chose. Tu es serbe. Personne ne te croira. Je peux raconter que tu m’as battue avec un fer à repasser brûlant, arraché les ongles ou les pattes, nourrie d’escalopes pleines de nerfs et de moelle… Je peux raconter ce que je veux. Ils n’iront pas vérifier, tu peux en être sûr. Tu es un meurtrier, et il n’y a pas à discuter. A mon avis, ils ne te laisseront même pas dire quoi que ce soit.

Ma femme a tenté de mettre fin à cette conversation pleine d’animosité. Elle a soutenu les dons créatifs susmentionnés de Milica. Elle a soutenu que sous œuvre, pour peu qu’on ne la soumette pas à des critères esthétiques trop sévères, pourrait vraiment rencontrer un beau succès de par le monde. Milica s’est renversée sur le dos, un appel limpide à ce qu’on lui caresse le ventre. A n’en pas douter, elle aimait les flatteries, ne serait-ce qu’annoncées.

Ma femme a ensuite ajouté que le livre de Milica pourrait être la première œuvre à rentrer clairement dans la catégorie de discours canin ou lettres canines. Bien entendu, la littérature mondiale, à l’Est comme à l’Ouest, comptait déjà des œuvres dont le narrateur était un chien, mais il ne s’agissait que de simples procédés littéraires – il était clair que l’auteur n’avait fait que prêter sa voix et le cours de ses pensées à un chien. Le cas de Milica était, selon ma femme, radicalement différent. Cela pourrait vraiment être une percée inédite dans le domaine de la création littéraire animale. D’autre part, Milica était, malgré sa barbe royale et ses fières moustaches, incontestablement de sexe féminin. Ce qui, si jamais toute cette histoire de littérature canine ne passait pas, nous permettrait peut-être de placer son livre dans la catégorie de littérature féminine, voire féministe… Étant donné que Milica n’avait encore jamais connu de mâle, son œuvre pourrait même entrer dans un domaine très exclusif de la catégorie susmentionnée, la littérature virginale. Quant au fait qu’elle n’ait jusqu’à présent pas encore découvert son orientation sexuelle, cela nous permettrait peut-être de la qualifier de littérature des minorités sexuelles. En tant que telle, elle aurait la possibilité d’occuper de tous nouveaux horizons de lecture.

– Et les origines multiraciales de Milica pourraient être encore une recommandation supplémentaire, a conclu ma femme.
Après un certain temps de réflexion, j’ai émis l’opinion qu’il serait sans doute mieux d’éviter toute cette histoire de multiracialité et de multiculturalisme. Mes dames ont résisté.
– Et pourquoi ? C’est une excellente étiquette. C’est recherché, ça se vend…
– J’ai bien peur que ça ne soit le cas qu’en théorie. En pratique, c’est exactement l’inverse – tous les pays multiculturels sont démantelés et divisés en réserves qui subsistent comme une sorte de communauté qui, en réalité, ne fonctionne pas. J’ai bien peur que Milica ne soit, elle aussi découpée en morceaux selon des principes anatomiques et génétiques pour être ensuite ré-assemblée en une sorte d’accord provisoire. Tout ceci accompagné des déclarations de bonnes intentions adéquates. Tu sais comment sont les grands de ce monde ; ce sont des chirurgiens qui conduisent à la hache les opérations les plus délicates. Et je pense que ça serait bien trop dangereux pour un si sympathique petit chien.
– Serais-tu en train d’essayer d’étouffer dans l’œuf mon désir de création ? est intervenue Milica avec colère.
– Non, bien au contraire, ton envie soudaine me plaît de plus en plus… Je pense simplement qu’avant d’entreprendre n’importe quel travail, il convient de soigneusement définir une stratégie.

Après un long silence, interrompu à deux reprises par la rencontre entre des projectiles intelligents et des édifices publics municipaux, rencontres dont nous avions déjà appris à estimer la puissance et la distance sur la base du nombre de vitres brisées dans la rue et d’alarmes de voitures déclenchées, je me suis enhardi à demander :
– Et quel serait le sujet de ton livre, Milica ?
De sa patte arrière, Milica s’est énergiquement grattée derrière l’oreille, maudissant sans doute intérieurement les beaux jours et le retour des puces dans sa fourrure, puis elle a annoncé :
– Je me suis dit que je pourrais décrire ce qui nous arrive.