La Serbie d’Aleksandar Vučić sonne la charge contre le journalisme indépendant

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Des journalistes accusés par les tabloïds de préparer un « coup d’Etat », un ministre qui explique le directeur d’un site d’investigation serait un « toxicomane » parce qu’il mène des enquêtes qui dérangent, des médias fermés ou poussés à la faillite... En Serbie, les attaques contre les journalistes indépendants sont cesse plus nombreuses et plus graves. Sans réaction notable de l’Union européenne.

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Par Dragan Janjić

© Fondation Slavko Ćuruvija

« Nous utiliserons tous les recours juridiques à notre disposition, et si nous n’arrivons à rien en Serbie, nous porterons plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg », a déclaré la journaliste Antonella Riha. Avec cinq autres journalistes, militants d’ONG et acteurs, ils ont porté plainte pour calomnie contre le tabloïd serbe Informer et la chaîne de télévision TV Pink, qui les avaient accusés de fomenter un coup d’État. Pour l’heure, aucune instance judiciaire n’a accepté de lancer une procédure.

Les dangereux comploteurs sont, outre Antonella Riha, les journalistes Vukašin Obradović, ancien président de l’Association indépendante des journalistes de Serbie (NUNS) et rédacteur en chef de l’hebdomadaire régional indépendant Vranjske novine, qui a dû fermer ce lundi faute de moyens financiers, Tamara Skrozza, Ilir Gaši, directeur de la Fondation Slavko Ćuruvija, ainsi que les acteurs Sergej et Branislav Trifunović. Les noms et portraits ont été publiés par Informer sous les titres « On va tuer Vučić » (Aleksandar Vučić, le Président de la République) et « Complot contre le pouvoir en Serbie ». Les textes ont été repris par Pink, par d’autres médias et sites d’orientation nationaliste, ainsi que par des sites d’organisations d’extrême-droite.

Pour les « accusés », cette dénonciation publique équivaut à un avis de recherche lancé contre eux et à une menace directe pour leur sécurité personnelle, car n’importe qui, croyant qu’ils préparent vraiment un coup d’État ou un attentat contre Aleksandar Vučić, pourrait avoir envie de les attaquer dans la rue. Les tribunaux, cependant, estiment qu’il n’y a pas de raisons suffisantes pour ouvrir une enquête, tandis que le Tribunal de grande instance de Belgrade a refusé de traiter l’affaire. Les victimes vont donc s’adresser à la Cour constitutionnelle, l’instance judiciaire la plus élevée en Serbie et, si cette démarche ne porte pas ses fruits, ils porteront plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg.

Tous ont été particulièrement affectés par l’un des motifs de refus du Parquet : il n’y a « pas encore eu de conséquences » à ces articles de tabloïds repris par l’une des chaînes de télévision les plus populaires et par des sites nationalistes. Ce qui signifie que le Tribunal ne pourrait agir que si l’un des « comploteurs » se faisait passer à tabac dans la rue... Or, la menace pesant sur leur sécurité personnelle était précisément l’une de leurs raisons de s’adresser à la justice !

Le grand silence du pouvoir

Les soi-disant comploteurs ont aussi été informés que l’État ne jugeait pas nécessaire de s’occuper de l’affaire, ce qui signifie qu’il ne les considère donc pas comme des comploteurs occupés à fomenter des troubles à l’ordre constitutionnel ou à ourdir un attentat contre le chef de l’État. Pourtant, il n’y a jamais eu le moindre démenti officiel apporté aux accusations d’Informer, tandis que les tribunaux ignorent royalement le fait que la sécurité des « accusés » est bel et bien menacée.

Le point commun des six victimes d’Informer est de critiquer ouvertement, dans leurs interventions publiques, les autorités serbes. Le milieu journalistique est donc convaincu qu’il s’agit d’une campagne organisée dans le but d’étouffer les voix divergentes et, avec le soutien des médias proches du pouvoir, de s’assurer « l’obéissance » des personnalités concernées, tout en les empêchant de sortir du cadre que les cercles dirigeants estiment acceptable.

« Tant que les journalistes des médias pro-gouvernementaux seront exemptés de leur responsabilité pénale pour ce qu’ils écrivent, nous aurons des campagnes de diffamation, de lynchages et de persécution de tous ceux qui ont une pensée critique », s’inquiète Vukasin Obradović dans une interview au quotidien Danas. Il estime, comme les autres « accusés », que cette action des médias proches du régime enfreint non seulement la loi , mais qu’elle remet en cause leur sécurité personnelle. « De telles accusations représentent un grand risque pour nous tous. On n’y attache pas assez d’importance, et ce n’est pas anodin », poursuit Vukasin Obradović.

En Serbie, les tabloïds sont traditionnellement utilisés par les cercles dirigeants pour régler leurs comptes avec les journalistes qui ne se plient pas à leur volonté, mais également avec des partis politiques et d’autres organisations. Lorsque que ceux que les tabloïds accusent sans la moindre preuve de complots et de crimes s’adressent aux instances judiciaires pour tenter de recevoir un tant soit peu de protection, ils se heurtent le plus souvent à une justice timorée et inerte, si bien que les journalistes indépendants ont le sentiment que le martinet visant à discipliner l’opinion publique est certes manié par les tabloïds, mais avec le soutien des organes judiciaires.

Un lynchage médiatique quotidien

La procédure judiciaire intentée par le groupe de journalistes, de militants et d’acteurs n’a guère touché l’opinion publique, ce qui est très inquiétant, car cela prouve que le lynchage médiatique est perçu un phénomène quotidien contre lequel on ne peut rien faire. L’opposition, déjà faible et désorganisée, ainsi que la société civile et les autres instances indépendantes, sont donc susceptibles d’être à chaque instant publiquement lynchées, sans la moindre possibilité de recevoir une protection judiciaire ou de se défendre.

C’est dans cette atmosphère délétère que les médias proches du pouvoir ont commencé à faire pression sur les médias « récalcitrants » pour qu’ils traitent de thèmes mis en avant par les tabloïds. Ainsi, depuis plusieurs semaines, une véritable campagne médiatique est menée contre Sergej Trifunović, l’un des signataires de la plainte contre Informer et Pink. Son méfait ? Révolté que le tribunal ait laissé expirer le délai de prescription de la plainte de parents dont l’enfant était mort des suites de violences scolaires, il avait écrit sur Twitter : « Mais de quel PIB tu parles, mec ? De quelle croissance économique et de quelle lutte contre le crime organisé ? J’irai pisser sur vos tombes ».

Le tweet a été posté après qu’Aleksandar Vučić a communiqué des données sur la reprise de l’économie. Il a donc immédiatement été interprété par les tabloïds comme une attaque directe à l’encontre du chef de l’État, c’est-à-dire comme un (autre) appel au meurtre. Les journalistes des médias à la botte du pouvoir ont, lors d’une conférence de presse organisée par l’opposition, insisté pour que les participants prennent position sur ce tweet. Tous ceux qui ne se sont pas joints à la campagne de diffamation, ainsi que les médias qui l’ont ignorée, ont immédiatement été qualifiés de membres du « complot ». Aleksandar Vučić, dans une émission télévisée où il était le seul invité, a lui aussi sévèrement critiqué le tweet.

Sergej Trifunović n’a pas eu l’occasion de s’exprimer dans les médias dominants, mais sur N1, il a expliqué que la phrase en question était une simple métaphore exprimant son indignation, quand le meurtre d’un enfant n’a pas fait l’objet d’investigations et est resté impuni. Le fameux tweet est par ailleurs une reprise du titre d’un célèbre roman de Boris Vian, J’irai cracher sur vos tombes publié sous le pseudo Vernon Sullivan. Sergej Trifunović est également membre du Pokret slobodnih građana (Mouvement des citoyens libres, opposition), ce qui a certainement été une raison supplémentaire de s’en prendre à lui.


Solidarité avec Stevan Dojčinovič et Vukašin Obradović

Le 20 septembre, plus de 160 journalistes et professionnels des médias de l’espace post-yougoslave ont exprimé leur solidarité dans une lettre à leurs collègues Vukašin Obradović, rédacteur en chef des défuntes Vranjske novine, et Stevan Dojčinovič, rédacteur en chef du site indépendant d’information Krik.

Le 18 septembre, suite à la publication d’une enquête de Krik révélant des irrégularités financières (205 000 euros cash) lors de l’achat d’un appartement à Belgrade par le ministre serbe de la Défense, Aleksandar Vulin, celui-ci a publiquement traité Stevan Dojčinovič de « toxicomane et grand ennemi de l’État », sans pour autant démentir les informations ni justifier la provenance de l’argent.

Le Réseau de journalistes Novinarska mreža dénonce les « menaces et humiliations » constantes qui pèsent les médias indépendants et appelle les gouvernements, institutions et organisations internationales à s’engager à assurer les conditions minimales pour que les journalistes professionnels puissent continuer à exercer leur travail librement en Serbie.

Mercredi, le représentant spécial pour les médias à l’OSCE, Harlem Désir, a réagi, déclarant sur Twitter que qualifier Stevan Dojčinovič d’« agent étranger » constituait une « menace inacceptable » pour sa sécurité.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.