Serbie : ce lanceur d’alerte qui dénonce les scandales des ventes d’armes

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Son honnêteté lui a coûté cher : depuis qu’il a partagé des documents révélant une affaire de corruption impliquant le père du ministre de l’Intérieur dans des ventes d’armes, Aleksandar Obradović a vu sa vie tourner au cauchemar. Aux yeux de l’État, il n’est pas un lanceur d’alerte, mais un « espion ». Lui-même estime n’avoir accompli que son devoir de citoyen. Portrait.

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Par Milica Čubrilo Filipović

Aleksandar Obradović, dans son appartement de Valjevo
© Simon Rico / CdB

« C’est un cri de conscience. » Stoïque et affable, Aleksandar Obradović, 40 ans, employé de l’usine d’armes Krušik, à Valjevo, reçoit dans son modeste appartement d’un immeuble sans âme du centre de cette ville, située à une petite centaine de kilomètres de Belgrade. « J’ai voulu dénoncer un système de pompage d’argent mis en place dans mon usine au profit de familles proches du sommet de l’État. » Le lanceur d’alerte a éclaboussé les protégés du pouvoir du Président serbe Aleksandar Vučić. Il en paie aujourd’hui le prix : relâché sous pression de l’opinion, il est en résidence surveillée, interdit d’Internet, suspendu de son poste et ne touchant plus qu’un quart de son salaire, 130 euros par mois. Un cauchemar qui dure maintenant depuis deux mois. Son tort : avoir partagé des documents avec le site d’investigation Balkan Insight, puis le site spécialisé Arms watch, démontrant que l’entreprise de commerce d’armes GIM, que représentait Branko Stefanović, le père du ministre de l’Intérieur, bénéficiait de tarifs préférentiels sur une série de produits, surtout des mines, au détriment de l’entreprise publique SDPR.


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« Dès que l’information a été reprise par d’autres médias indépendants et que la première question a été posée le 17 octobre dernier directement au Président Vučić, je savais qu’ils viendraient me chercher », raconte ce grand gaillard, ancien joueur de basket-ball, sur un ton tristement calme. « Cette nuit-là, je n’ai pas dormi. Je l’ai passée à sécuriser les documents. » Le lendemain, douze policiers des services de renseignement, en civil, armés, ont déboulé en jeeps dans l’usine. Ils l’ont menotté, interrogé, puis ils ont perquisitionné son domicile et l’ont livré aux inspecteurs de la cybercriminalité. « Moi qui n’ai jamais eu affaire avec la police, je me suis retrouvé enfermé dans un commissariat de Belgrade, la tête bourdonnante, mais comme soulagé, avec l’espoir que ces personnes plutôt polies allaient s’occuper du dossier. Je leur ai donné une clé USB préparée à l’avance. À 23h, on a fini par me laisser téléphoner à ma famille. Il a fallu leur expliquer… Ils n’étaient au courant de rien, j’ai tout gardé pour moi pendant ces années. »

Une atmosphère de peur

Aleksandar Obradović a droit à une heure de sortie par jour, de 10h à 11h du matin, qu’il emploie à faire de la marche rapide, le moyen le plus efficace selon lui pour lutter contre de fortes migraines. Son épouse vit à Belgrade avec leur enfant de huit ans qui a besoin d’un suivi médical spécialisé. Sa mère et sa sœur vivent également à la capitale. Seul son père lui rend visite quotidiennement. Quant au syndicat, il se tait, tandis que les collègues courageux se comptent sur les doigts d’une main. « L’atmosphère de peur s’est installée en janvier 2014, dès l’arrivée du directeur Mladen Petković, un ancien manutentionnaire, haut placé au Parti progressiste de Serbie (SNS). Il a immédiatement piétiné les procédures, mis au placard une centaine de personnes parmi les plus compétentes, embauché plus de 1500 ouvriers non qualifiés venus d’ailleurs sur la base de contrats à durée déterminée et qui servent à faire la claque lors des meetings du président de la République. »

Le jour de son anniversaire, le 28 février 2014, Aleksandar Obradović est passé du service commercial à l’emballage… Sa mère, ancienne directrice du service financier, a pris sa retraite anticipée, prévoyant ce qui allait arriver. Dans les années qui ont suivi, les commandes ont fortement augmenté, notamment à destination de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis. Plus d’1,5 million de mines, selon les contrats. Une aubaine pour l’usine à 90% détruite pendant les bombardements de l’Otan en 1999 et qui ne faisait plus que vivoter grâce aux subventions publiques. Pourtant, les caisses de Krušik restent vides et, fin 2018, les comptes sont finalement bloqués. Pour Aleksandar Obradović, la raison est simple : « On a vendu à des prix inférieurs au coût de production qui n’a cessé d’augmenter. En outre, les notes n’étaient pas toujours payées. Pendant ce temps, les familles du directeur, du chef du renseignement, du père du ministre de l’Intérieur et d’un autre commerçant d’armes, Slobodan Tešić, un généreux financier du SNS qui figure sur la liste noire de l’ONU, se sont enrichis. » Le lanceur d’alerte a suivi des heures durant les vols des avions chargés de ces armes peu sophistiquées, mais qui correspondaient aux standards russes, soupçonnant qu’elles terminaient leur course en Syrie et au Yémen.

C’est la société civile qui me donne de la force.

Pour l’État, le « Don Quichotte serbe » n’est pas un lanceur d’alerte mais un « espion » qui a révélé des secrets professionnels à des étrangers. Le Président Vučić le répète à tout bout de champ, allant jusqu’à se moquer de « madame la maman » qui travaille à la comptabilité pour une entreprise concurrente à GIM. Tout comme il nie avec acharnement, ainsi que son ministre de l’Intérieur, une quelconque implication du « papa » Stefanović dans les affaires florissantes de GIM. L’instruction n’a pas ouvert d’information judiciaire pour vérifier les accusations de l’employé de Krušik. Il faut dire que la promotion récente de Mladen Petković au poste de directeur de la plus grande usine d’armement du pays, Zastava, n’a pas dû encourager la justice.

« Le procureur de la République contrôle tout le système, et chaque pouvoir nomme à cette position des personnes sans intégrité qui obéissent aux commandes de l’exécutif », déplore Goran Ilić, vice-président de la Commission des procureurs et médiateur pour l’indépendance. « Le sommet du pouvoir essaie de gérer le scandale, mais le fait est qu’Obradović a jeté la lumière sur son implication, ainsi que sur le mode de fonctionnement d’un groupe criminel organisé qui a monopolisé le commerce des armes », soutient l’avocat Vladimir Gajić, qui ne cesse de demander la remise en liberté de son client, sachant que la loi pose comme limite la « fin légale de la procédure », ce qui peut durer des années. « Aleksandar Obradović a accompli son devoir citoyen d’informer d’un délit, sans aucunement révéler un quelconque secret de fabrication ou d’affaires. »

En attendant, des citoyens se mobilisent, signent des pétitions et manifestent à travers le pays. De leur côté, toutes les chaînes nationales et les tabloïds sous le contrôle du pouvoir raillent l’« espion » et sa famille, et accusent l’opposition de manipulation. « J’ai plus confiance dans les médias libres qu’en la justice », reconnaît Aleksandar Obradović. « C’est la société civile qui me donne de la force. L’opinion publique est ma meilleure défense. »