Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Kosovo : balade de l’indépendance dans les bars et cafés de Pristina

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Les cafés de Pristina, ceux d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, ont vu défiler l’histoire du Kosovo, celle d’avant la guerre et celle d’après. Ils sont l’image du passé et de l’avenir du pays. Petite balade dans les rues de la capitale, empreinte de nostalgie, d’amertume mais aussi de vitalité.

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Par Nerimane Kamberi

Te Martini
© Nerimane Kamberi / CdB

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Papillon ou Pristina l’urbaine

C’est en 1991 que ce café, premier bistro du genre, ouvre. C’est cette même année 1991, en septembre, qu’a lieu le référendum pour l’indépendance du Kosovo. Illégalement bien sûr. On se retrouve « te Papilloni », « prononcé à l’albanaise », pour parler de la situation, du système parallèle, des envies de quitter le pays, de partir pour l’Europe, pour l’Angleterre, de fuir le service militaire obligatoire de l’armée yougoslave. Les Prishtinali bon chic bon genre, les fils de bonne famille et les filles déjà mûres viennent dans ce café pour se retrouver entre eux, les enfants de la capitale, et pour écouter de la bonne musique, du rock occidental mais aussi du rock local. C’est l’époque des groupes Gjurmët, Minatori. Aujourd’hui encore, on se souvient des soirées qui s’y organisaient.

Aïche, la cinquantaine, est architecte. Elle vit à Pristina « depuis toujours » et elle aime encore venir dans ce café. « C’est un lieu de rendez-vous où je retrouve mes amis, ceux de ma génération, ceux qui vivent ici comme moi depuis toujours et ceux qui, quand ils rentrent au pays, aiment revenir dans ce lieu. » Le bar a changé d’apparence, les murs de brique rouge ont disparu mais le Papillon est là, au même endroit sur l’artère principale, l’ancien boulevard Vidovanska rebaptisé George Bush. Les clients qui autrefois avaient la vingtaine ou la trentaine continuent de fréquenter leur café préféré. Témoin des manifestations, des marches, des défilés militaires, ceux de l’agression et ceux de la libération, ce bar connait l’histoire de l’université qui se trouve en face, il a vu la démolition de ce lycée connu de Pristinan devenu un centre de torture pendant les bombardements, il a suivi l’érection à sa place de la cathédrale Mère Theresa, censée rappeler que « les racines des Albanais sont européennes ».

Beka, le propriétaire, ne sera pas à Pristina, au Papillon, pour le 10ème anniversaire de l’indépendance. Il est à Rome. Mais il délivre son message depuis l’Italie : « Que les Kosovars fassent la fête à l’infini. Nous avons vu la souffrance, puis est venue la liberté et l’espoir d’un avenir meilleur. Et le rideau se ferme aujourd’hui sur une déception. Mais je pense qu’après la pluie vient le beau temps ». À Pristina, il neige. Au Papillon, on tire les rideaux, une autre journée vient de se terminer.

Hani i 2 Robertëve ou Pristina la résistante

Coincé entre deux cafés fréquentés par les étudiants de l’Académie des beaux-arts, le Hani a perdu de sa gloire passée. « Nous avons changé de lieu, mais l’esprit du Hani est toujours là », se défend Fadil. Il est le propriétaire de ce café-restaurant jadis semi-clandestin, lieu de résistance intellectuelle et culturelle qui, dans les années 1990, fut l’antre des académiciens, des artistes, mais surtout des journalistes, des ambassadeurs et des politiciens étrangers qui venaient rencontrer les représentants albanais. Lieu underground où diplomatie et art se faisaient sous les tableaux (plus de 250 expositions se sont tenues ici, au temps où les institutions culturelles étaient interdites aux Albanais). Chacun proposait ses solutions autour d’un poisson ou d’un Pasha Qofte à la Istref Begolli. « Au Hani, ils voyaient autrement Prishtina et le Kosovo », explique Fadil.

« Il y a deux mois, nous avons organisé une exposition de photographies des diners, des rencontres, des vernissages qui ont eu lieu au Hani », raconte Merita, l’épouse de Fadil et sa complice durant toute l’aventure de ce café toléré par les autorités serbes, mais où les descentes de police étaient fréquentes et le risque pour les clients de se faire battre à la sortie bien réel. Le premier évènement culturel organisé fut le Salon de la caricature en 1997. Un dessin avait pour inscription « Kosova-Republikë ». « La police serbe m’avait dit ’Pourquoi vous n’avez pas fait une exposition de natures mortes ?’ C’était l’art au service de la cause et les invités d’honneur – acteurs américains, négociateurs, reporters de guerre – repartaient souvent avec une sculpture d’Agim Çavdarbasha ou une peinture d’Adem Kastrati. »

« Certains appelaient le ’Hani’ Casablanca et moi ils m’appelaient ’René’ », se rappelle fièrement Fadil. Mais « aujourd’hui on a oublié le Hani, sa contribution, son rôle dans l’arrivée de l’indépendance, de la liberté », déplore-t-il. « Au Hani, on a travaillé pour la cause. On n’a pas bu du café et mangé des baklavas. » Les gens ont changé. Ce ne sont plus ceux d’avant. Les lieux ont changé. Le Hani aussi. « Les Serbes l’ont brûlé deux jours avant la guerre. On a des photos. On l’a rénové après les combats. On a déménagé plusieurs fois. » Fadil est plein d’amertume et a du mal à accepter ces temps « fous » de l’après-guerre où les « vraies valeurs ont disparu ».

Les nouveaux clients du Han ne connaissent pas son passé. Quelques anciens partagent leurs souvenirs avec Fadil et Merita, derniers témoins de ce lieu chargé d’histoire. En quittant le café, on croirait entendre « As time goes by ».

« Te Martini » (Chez Martin) ou Pristina la balkanique

Te Martini
© Nerimane Kamberi / CdB

Pas loin du Hani se trouve la rue 2 korriku, autre date importante dans l’histoire du chemin vers l’indépendance. On y trouve les bars à raki dans des baraques de planches. Histoire de rappeler que le Kosovo, c’est les Balkans, et que ses hommes (et aujourd’hui ses femmes, les temps ont changé) aiment venir chez « Te Martini » boire du raki et manger des kebap. « J’ai souvent été obligé d’en mettre dehors parce qu’ils avaient trop bu. Mais ils ne se fâchaient pas, ils me respectaient tous », explique Martin en riant.

Ce catholique de Gjakova vit à Pristina depuis plus de 40 ans, il a travaillé au Grand Hôtel, au Bozhur, ces établissements d’État du temps du socialisme. Et en 1995, il a ouvert son propre café. « J’ai été réfugié quatre mois en France, pendant la guerre. Mais j’ai choisi de revenir. Le café n’avait pas été touché. » Aujourd’hui il reçoit ses amis pour disputer une partie d’échecs au milieu de laquelle il se lèvre pour rendre la monnaie à trois jeunes qui ont mangé des pleskavica avec du ajran.

Le raki, c’est pour plus tard, pour d’autres hommes, qui aiment boire et aussi chanter. « Un myshteri (Martin utilise le mot archaïque, il laisse le mot klient, trop moderne pour lui, à la nouvelle génération) disait : ’Je ne vais pas là où on ne peut pas chanter’. » Martin aime les chansons d’Augustin Uka et parfois il invite des chanteurs qui font trembler les fils de leur cifteli, pour le plus grand plaisir des clients qui les accompagnent, tout en buvant leur raki dans cette baraque d’une grande simplicité.

« Ici viennent des jeunes et les moins jeunes, des intellos, des retraités. Beaucoup d’étrangers aussi. Avant la guerre, les Serbes aussi venaient chez moi. » À 63 ans, il est la mémoire de la ville, de son « korzo », cette promenade d’autrefois où l’on déambulait à la même heure et où l’on se saluait. « J’ai la nostalgie de Pristina d’autrefois, c’était mieux, il y avait plus d’ordre, plus de respect. » Même si le Kosovo est un État aujourd’hui ? « Oui, surtout pour cette raison-là. » Martin retourne un kebap sur son grill. Avant c’était bien, mais aujourd’hui c’est bien aussi, avec les amis, en écoutant Augustin Uka.

Dit’e Nat’ ou Pristina l’Internationale

De Chez Martin on peut aller au Dit’e Nat, ou en revenir. Autre lieu, autre monde, Pristina peut être capitale européenne cosmopolite. « J’aime ce café parce qu’on peut s’asseoir et travailler. C’est ouvert, on voit pleins de gens différents. Des habitants de Pristina qui parlent anglais viennent ici et ils peuvent nous raconter cette société », s’enthousiasme Julia, une jeune journaliste française.

Au Dit’e Nat’, on commande au bar, on va chercher sa commande et on revient à son ordinateur portable. « C’est mon bureau », ajoute Julia. Ce bar-librairie accueille beaucoup d’internationaux de passage, pour une période plus ou moins longue, pour leurs recherches ou pour travailler. Autrefois, on voyait rarement des étrangers en ville, aujourd’hui on ne les remarque même plus, ils se fondent dans la population.

Quand arrivera le patron ? « Ça dépend de l’heure à laquelle il se réveille », répond en riant l’un des garçons qui sert au bar. Le patron, c’est Genc Salihu, hipster et acteur. Il vient de jouer avec succès dans le film The Marriage. Son café, au-delà d’être « un lieu d’échange », est aussi un lieu culturel où sont organisés des évènements comme des soirées littéraires, des mini-concert ou des discussions autour de films. Au mur est épinglé un poster de Nymphomaniac de Lars von Trier.

Les clients qui s’attardent autour de leur café en naviguant sur Internet ont parfois la sensation que quelque chose leur frôle la jambe. C’est Lule la chatte. Elle s’installe sur une chaise haute, au bar. Et ferme les yeux, insouciante des allées et venues. De toute façon elle les connait, tous ces habitués du lieux.

TarTine ou Pristina la Contemporaine

Tout le monde connait « Kafet e Vogla » ou les « Petits Cafés », qui se suivent, chacun offrant une déco sortie des magazines de design et servant surtout le « meilleur makiato du monde ». « Tartine existe seulement depuis deux ans. Et on s’est installé depuis peu dans le coin », explique Adelina, la quarantaine, qui a eu un jour envie, avec son amie Gresa, d’ouvrir ce café « qui n’est pas vraiment un café parce qu’on y sert aussi à manger », mais pas non plus un restaurant au sens traditionnel.

Son diplôme de droit en poche, Adelina a décidé après la guerre de quitter la Belgique où elle avait vécu quinze ans pour rentrer dans son pays d’origine. « Je suis rentrée pour des raisons familiales. L’envie de revenir a toujours été forte chez moi. Mais je ne suis pas rentrée avec l’idée que j’avais plus de connaissances parce que je venais de l’étranger. Au Kosovo, il y a des gens très capables. » Comme d’autres, Adelina a voulu tenter sa chance dans son pays d’origine où, après la guerre, de nombreuses opportunités s’offraient, y apporter quelque chose de sa vie d’ailleurs, investir dans un business. Même si ce n’était pas facile.

Après des années à travailler dans le domaine du droit, elle a eu un jour envie de se lancer dans un nouveau projet, d’offrir « autre chose » qu’elle connaissait de sa vie en Belgique. Ici « on sert des quiches, des tartines et des desserts qu’on préparait au début toutes seules. Après deux ans, on a grandi, on a engagé du personnel mais on continue à faire nous-mêmes la plupart des choses. » En ce 14 février, les biscuits et les tartelettes ont une forme de cœur, Saint-Valentin oblige.

Ces deux femmes, dynamiques et ambitieuses, représentent bien leurs consœurs entrepreneuses, qui changent petit à petit la mentalité et l’image des femmes du Kosovo. Ayant apporté un souffle nouveau, elles demeurent néanmoins fidèles à la tradition, au meilleur de ce que leur culture peut offrir. « On veut retrouver le goût de ce que nos mères et nos grands-mères préparaient. Manger et se souvenir, c’est ce qui doit se passer pour nos clients. » Elles parlent avec nostalgie de leur enfance à Pristina mais sont bien ancrées au présent. Elles ne veulent pas être des spectatrices passives des changements du pays, elles veulent y participer activement.

Les commentaires de client du genre « Vous allez fâché ma mère avec votre dessert au potiron, elle croit qu’elle fait les meilleurs au monde », et les fidèles du lieu comme « ce couple de personnes âgées qui vient chaque jour prendre ici son café avec un dessert » sont leurs plus belles récompenses. Leur business ouvert dans la jeune république grandira avec elle. Adelina et Gresa trinqueront à leur succès, le 17 février : pour les dix ans de l’indépendance, avec leur sommelier de Rahovec, elles organisent une dégustation de vins et présenteront le premier champagne du Kosovo.

Le Soma ou Pristina la nocturne

Autrefois bâtiment de la Croix Rouge, aujourd’hui privatisé, le Soma est le bar branché de Pristina, the place to be pour qui cherche une soirée en musique. Albana, Kadire et Ardita, assistantes à l’université, la trentaine, sont accolées au comptoir et hésitent entre un cocktail au jus de grenade et un verre de vin. Elles se poussent pour passer leur commande, le bar est bondé. « Je viens ici avec mes amies, pour cette ambiance conviviale, pour la musique, le vendredi ou le samedi soir », explique Albana. Finalement les trois amies optent, comme à leur habitude, pour un verre de vin. Un jeune garçon vient vendre des cacahuètes, tous les clients le connaissent. Il se fraye un chemin jusqu’aux tables.

Albana était au Soma avec ses amies le soir, pendant les fêtes de fin d’année, quand s’est produit le groupe de chanteurs roms des « Gypsie Groove ». Les mucisiens ont enflammé la salle avec leurs chansons en albanais, en anglais et en romani. Pour prendre un peu l’air et fumer une cigarette, les clients sortaient devant le bar, sous des guirlandes d’ampoules qui donnaient une lumière féerique et qui rendaient la soirée plus belle. De l’intérieur venaient les notes de Djelem, djelem. Parce qu’au Kosovo, il n’y a pas que des Albanais. Et certainement qu’on verra, au Soma, au Kosovo, des hommes et des femmes tournés vers l’Europe, vers le monde, qui fêteront les dix ans de leur République. Pristina sera alors, pour une nuit, la ville qui ne dort jamais.