Classement RSF 2020 : les Balkans toujours mauvais élèves en Europe

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Reporters sans Frontières vient de publier son classement annuel de la liberté de la presse parmi 180 États. Les Balkans stagnent encore au fond du classement européen, avec un grand écart entre la Turquie (154e) et la Slovénie (32e). La situation reste très préoccupante en Serbie et Bulgarie. Compte-rendu pays par pays.

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© RSF

154 (+3) – Turquie : Le journalisme à l’heure de la purge massive

La chasse aux médias critiques menée par le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan culmine depuis la tentative de putsch du 15 juillet 2016. Après la liquidation de dizaines de médias et le rachat du plus grand groupe de presse turc par une holding proche du pouvoir, l’étau se resserre sur tout ce qui reste de pluralisme : une poignée de titres harcelés et marginalisés. La Turquie est la plus grande prison du monde pour les professionnels des médias. Passer plus d’un an en détention avant d’être jugé est devenu la norme, et lorsque tombent les condamnations, elles peuvent aller jusqu’à la prison à vie incompressible. Les journalistes incarcérés et les médias fermés sont privés de tout recours effectif : l’État de droit n’est plus qu’un souvenir dans la « Nouvelle Turquie » hyper-présidentielle. La censure d’internet et des réseaux sociaux atteint elle aussi des niveaux inédits, et les autorités cherchent désormais à prendre le contrôle des services de vidéo en ligne. L’engagement militaire de la Turquie à la frontière syrienne ou à Idlib et en Libye, mais aussi la question des migrants, a élargi le terrain de la censure et de l’autocensure pour les journalistes, et a renforcé l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques.

111 (=) – Bulgarie : Le mouton noir de l’Union européenne

Malgré une pression internationale croissante, la situation des médias en Bulgarie ne s’est pas améliorée en 2019. La tentative de la direction de la Radio nationale bulgare (BNR) de suspendre une journaliste expérimentée et critique, Silvia Velikova, en septembre 2019, a échoué et mis en lumière les méthodes autoritaires au sein du média public. NOVA Broadcasting Group et BTV Media Group, les deux grands groupes privés, ont changé de propriétaire, ce qui a contraint au départ deux journalistes d’investigation de NOVA, Miroluba Benatova et Genka Shikerova. La nomination d’un nouveau directeur général de la télévision nationale bulgare a entraîné un changement de politique éditoriale, qui est devenue largement pro-gouvernementale. La corruption et la collusion entre médias, politiques et oligarques sont courantes. Un nom symbolise cette tendance : celui de Delyan Peevski, qui contrôle officiellement deux quotidiens (The Telegraph et Monitor), mais en réalité aussi une chaîne de télévision (Kanal 3), des sites d’information et une part importante du réseau de distribution des médias du pays. L’allocation par le gouvernement de fonds européens à certains médias se fait dans la plus grande opacité, facilitant la corruption de certains organes de presse qui se montrent ainsi complaisants et évitent de traiter des sujets qui fâchent. En parallèle, le harcèlement judiciaire à l’égard des médias indépendants comme Bivol ou le groupe Economedia redouble d’intensité.

93 (-3) – Serbie : Un État préoccupant

Six ans après l’arrivée au pouvoir d’Aleksandar Vučić, d’abord comme Premier ministre puis comme président, la Serbie continue d’être un pays souvent dangereux pour les journalistes et où les fausses nouvelles se propagent très rapidement.

Les autorités ont réussi à poursuivre les responsables du meurtre perpétré en 1999 contre le journaliste Slavko Ćuruvija, mais la majorité des enquêtes concernant les attaques contre les reporters sont au point mort ou classées sans suite - en témoigne l’enquête concernant l’incendie criminel commis en décembre 2018 de la maison du journaliste Milan Jovanović pendant que lui et sa femme y dormaient. Le nombre d’attaques contre les médias et les journalistes, les menaces de mort, ainsi que l’utilisation par bon nombre de dirigeants politiques de rhétoriques violentes contre la profession est en forte hausse. Certains reporters courageux continuent d’enquêter sur des sujets à risque comme la criminalité ou la corruption, mais la concentration des médias entre les mains d’un petit nombre de propriétaires les contraint à ne publier sur que sur internet, ce qui limite la diffusion de leurs informations. La collusion entre politiques et médias, la désinformation tolérée par le gouvernement, le manque de pluralisme de la presse en général et le sort réservé au lanceur d’alerte Vladimir Obradović qui a révélé une affaire de corruption impliquant le père du ministre de l’Intérieur -et qui a été placé en résidence surveillée, interdit d’accès à internet, suspendu de son poste d’employé dans une usine d’armes -constituent d’autres sources de grande préoccupation.

92 (+3) – Macédoine du Nord : La profession s’organise

Le gouvernement n’a pas modifié la loi sur les médias publics, et la réforme du diffuseur public est au point mort. Ses programmes servent les intérêts de l’ancien parti conservateur au pouvoir, le VMRO-DPMNE.

Le gouvernement actuel a supprimé la publicité d’État dans les médias, un outil de contrôle du gouvernement précédent sur les médias qui a souvent conduit à des détournements de fonds publics.
Les municipalités sont en revanche autorisées à faire de la publicité dans les médias locaux et gardent ainsi un moyen de les contrôler. Autre décision risquée du pouvoir : acheter des publicités dans les médias afin de faire connaître les réalisations du gouvernement. L’Association des journalistes de Macédoine (AJM) a condamné cette pratique. À noter deux réalisations révolutionnaires concernant l’autorégulation et les normes de travail des journalistes professionnels : d’une part, la création par le Conseil d’éthique des médias (CMEM) et l’AJM d’un registre des médias en ligne professionnels qui regroupe environ 70 membres. Cette initiative promeut l’autorégulation des médias en les engageant à respecter le code des journalistes et à publier les décisions du CMEM. D’autre part, la signature par le syndicat (SSNM), en collaboration avec l’AJM et le CMEM, de la Charte sur les conditions de travail des journalistes avec un projet de contrat de travail équitable pour les journalistes et les salariés des médias numériques. Cette Charte s’engage également sur le respect des droits des journalistes et sur la liberté d’expression. Les attaques physiques sur les journalistes ont baissé. Malheureusement, les traditionnelles menaces et insultes des hauts fonctionnaires à l’égard de la presse restent fortes et le cyberharcèlement progresse.

91 (=) – Moldavie : Les médias transformés en armes

Diversifié mais extrêmement polarisé, le paysage médiatique moldave est à l’image d’un pays marqué par une instabilité politique chronique et le poids étouffant des oligarques. La ligne éditoriale des principaux médias est étroitement corrélée aux intérêts politiques ou économiques de leur propriétaire, un travers criant lors des campagnes électorales. L’empire médiatique construit par l’ancien milliardaire et chef du Parti démocrate Vladimir Plahotniuc a perdu de son influence, et a été rapidement remplacé par une nouvelle holding médiatique affiliée à son concurrent pro-russe, le Parti des socialistes. Les journalistes, en particulier ceux des rares médias indépendants, sont régulièrement intimidés et harcelés par les responsables politiques et les autorités. L’indépendance des rédactions, la concentration des médias et la qualité du journalisme constituent donc des défis essentiels. Dans un climat de guerre de l’information exacerbé par la polarisation de la société, le manque d’indépendance de l’autorité de régulation de l’audiovisuel continue de susciter des inquiétudes.

84 (+2) – Albanie : Une loi contre la diffamation menaçante

En 2019, le gouvernement a pris prétexte de la lutte contre les fausses nouvelles pour intensifier ses tentatives d’attaques contre la presse. En décembre, la majorité gouvernementale a voté une loi contre la diffamation qui durcit la réglementation sur les médias en ligne. Cette loi risque d’accroître la censure et fragilise les journalistes face aux pressions gouvernementales. À la suite de la visite du président du Parlement européen en Albanie et aux critiques de sept organisations de défense de la liberté de la presse, dont RSF, le processus a été suspendu et l’était toujours à la mi-mars 2020. Cette loi aggraverait encore un peu plus la liberté de la presse dans un pays où le gouvernement restreint l’accès des journalistes à l’information officielle et contrôle le paysage audiovisuel via l’attribution des licences de diffusion. L’année 2019 a également été marquée par l’utilisation abusive d’une situation de crise pour restreindre un peu plus la liberté d’information. Alors que le pays subissait un terrible tremblement de terre, deux journalistes ainsi qu’un activiste ont été arrêtés au motif qu’ils avaient propagé de fausses nouvelles et créé la panique. Certains médias en ligne qui critiquaient les actions du gouvernement ont été fermés. En mars 2020, alors que démarre la crise sanitaire due au coronavirus, le Premier ministre Edi Rama a appelé les citoyens à se protéger, y compris contre les médias. Les agressions physiques et les diffamations contre des journalistes de la part de fonctionnaires sont en hausse et contribuent à maintenir un climat d’insécurité et d’intimidation. À cela s’ajoutent les discours dénigrants prononcés par certains politiciens, qui transforment les reporters en cibles potentielles d’agressions. Les autorités échouent à les sanctionner alors qu’elles aspirent à faire rentrer le pays dans l’Union européenne.

70 (+5) – Kosovo : L’instabilité reste la règle

Les médias kosovars, comme tous les autres domaines du pays, se divisent selon des critères ethniques. L’accès à l’information est alors souvent limité à un groupe ethnique ou politique et ne porte que sur des sujets concernant leur propre nationalité. Mais tous les journalistes ont les mêmes préoccupations : les attaques physiques et verbales dont ils font l’objet, les cyberattaques contre les médias en ligne et le manque de transparence quant à la propriétés des organes de presse. Beaucoup de médias sont fragiles financièrement, ce qui les met à la merci de l’influence des politiques et entraîne souvent une forte autocensure. Le sort d’un grand nombre de journalistes reste aujourd’hui inconnu, y compris celui de ceux qui ont été enlevés ou qui ont disparu durant le conflit de 1999.

65 (=) – Grèce : Un décret présidentiel aux conséquences incertaines

Peu de temps après la victoire écrasante du parti de centre-droit Nouvelle Démocratie sur le parti sortant Syriza aux élections générales de juillet 2019, un décret présidentiel a placé l’audiovisuel public ERT ainsi que l’agence de presse d’État ANA-MPA sous la supervision directe du Premier ministre Kyriákos Mitsotákis. La mesure a fait craindre des restrictions en matière de liberté de la presse en Grèce où les journalistes continuent de travailler dans des conditions difficiles : un reporter a été violemment attaqué par la police lors d’une manifestation en novembre à Athènes, un photojournaliste rapportant l’évacuation d’un squat a été arrêté et détenu, tandis que le siège de l’hebdomadaire Athens Voice a été saccagé par un groupe anarchiste.

59 (+5) – Croatie : La télévision publique concentre tous les maux

Les journalistes enquêtant sur la corruption, le crime organisé et les crimes de guerre sont souvent victimes de campagnes de harcèlement dans ce pays où la diffamation est pénalisée, et où l’insulte à « la République, son emblème, son hymne national ou drapeau » est passible d’une peine de trois ans de prison. Plus grave, depuis 2013, les propos jugés « humiliants » relèvent du pénal. L’ingérence du gouvernement dans la gestion de la télévision publique HRT persiste. En outre, la direction de la HRT continue de poursuivre en justice les journalistes qui se plaignent ouvertement des conditions de travail au sein de la télévision publique et a même porté plainte contre l’Association des journalistes croates (HND). Les attaques physiques, les menaces et la cyberviolence contre les journalistes demeurent un problème majeur dans le pays sans que cela provoque de réactions des autorités.

58 (+5) – Bosnie-Herzégovine : La dégradation de l’audiovisuel public se poursuit

Climat politique polarisé, attaques verbales répétées, rhétorique nationaliste... En Bosnie-Herzégovine, l’environnement n’est pas favorable à la liberté de la presse. Les divisions ethniques se ressentent dans les lignes éditoriales des médias, et les discours de haine sont de plus en plus présents. Les journalistes continuent d’être la cible d’attaques, tantôt pour leurs origines ethniques tantôt pour les contenus qu’ils produisent. Les procès en diffamation intentés par des responsables politiques servent souvent à les intimider et les dissuader de poursuivre leur travail.

L’instrumentalisation des médias à des fins politiques se poursuit notamment pour les radiodiffuseurs de services publics. Si des journalistes ont révélé ces derniers mois des cas de corruption impliquant des hauts fonctionnaires de la justice, des délivrances de faux diplômes d’études secondaires ou ont publié des rapports sur l’importance du terrorisme dans le pays, le ministère public n’a pas fait grand-chose pour remédier à ces problèmes. La concentration des médias est un sujet de préoccupation, d’autant que la question de leur propriété reste opaque. Les conditions de travail des journalistes, qui ne bénéficient pas de contrats longs et gagnent des salaires très faibles, sont précaires.

48 (-1) – Roumanie : Statu quo

Malgré de nombreux changements politiques à la tête de l’État, la situation de la liberté de la presse ne s’est pas améliorée. La vision du journalisme et de la liberté d’expression par le pouvoir encourage toujours autant la censure et l’autocensure. Les mécanismes de financement des médias sont peu transparents, voire corrompus, et leur politique éditoriale dépend des intérêts de leur propriétaire. Les médias se transforment en instruments de propagande, et leur surveillance par les services de sécurité de l’État est devenue la norme. Des dizaines de propriétaires de presse ont par ailleurs été inculpés ou ont fait l’objet de poursuites pénales engagées par des organes anti-corruption ou par le Parquet général. Les autorités ont également mis la pression sur certains journalistes pour qu’ils dévoilent leurs sources ainsi que sur certains politiques critiques du système pour qu’ils se taisent. Encouragé par la coalition au pouvoir, le discours nationaliste se radicalise, en particulier contre les minorités ethniques et sexuelles. La liberté d’expression de la minorité hongroise a été particulièrement ciblée. On voit apparaître à nouveau en haut lieu des débats sur l’opportunité de criminaliser le fait « d’insulter l’État ou ses dirigeants ». Un nouvel outil de pression est venu s’ajouter à l’arsenal en place : les autorités, les entreprises ou des particuliers invoquent le règlement général sur la protection des données (RGPD) pour refuser l’accès à l’information et l’utilisent pour menacer et poursuivre les journalistes après la publication d’articles d’investigation.

32 (+2) – Slovénie : Menaces, campagnes calomnieuses systématiques et concentration de la presse

Malgré la pression des ONG internationales en faveur de la liberté de la presse, les problèmes demeurent : la pénalisation de la diffamation n’a pas été supprimée, et des politiciens célèbres ont continué à poursuivre les médias devant les tribunaux ou à leur faire subir des attaques calomnieuses. En vertu du « droit de réponse », institué en 2006 par la loi sur les médias, quiconque se sent insulté ou offensé par un article peut exiger que le journal publie un correctif situé à une place équivalente. En dépit des nombreuses demandes de la part de la profession, la législation sur la presse n’a pas été modifiée.

Il n’y a pas eu d’attaque physique contre des journalistes en 2019, mais dans un procès concernant l’agression volontaire en 2018 par un automobiliste d’un rédacteur et d’un JRI de la télévision publique, l’agresseur n’a été condamné qu’à six mois de prison avec sursis. Le verdict a fait l’effet d’une douche froide et a provoqué des manifestations d’organisations locales de journalistes. Le parti d’extrême droite SDS, fondé par des oligarques proches du Premier ministre hongrois Victor Orbán, a considérablement accru ses menaces et ses campagnes de calomnies contre des journalistes à la fois sur les réseaux sociaux et sur son propre conglomérat de médias, la KESMA. Enfin, la concentration de la presse fragilise considérablement le pluralisme et favorise l’autocensure.