Penser au temps du Covid-19 • Srećko Horvat : « Ce qui viendra après sera bien pire »

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Choc économique, explosion du chômage, tourisme en berne... Pour le philosophe Srećko Horvat, les conséquences de la pandémie risquent de plomber encore un peu plus une Croatie déjà fragilisée. Et ce n’est pas du côté des « champions de la transition » qu’il faut attendre de nouvelles idées. Pourtant, l’espoir n’est pas tout à fait perdu. Entretien.

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Traduit et adapté par Nikola Radić (article original)

© Wikipedia

Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.


Slobodna Dalmacija (S.D.) : Dans un article paru récemment dans le New York Times, vous avez affirmé que vous considériez le terme, sans cesse répété, de « distanciation sociale » comme entièrement erroné. Pourquoi ?

Srećko Horvat (S.H.) : Il est indispensable de maintenir une distance physique et d’écouter les médecins et les épidémiologistes. Or, le terme de « distanciation sociale » provoque une grande confusion, surtout dans le contexte croate. Je le crois erroné, car nous avons besoin d’une distance physique, mais pas sociale. C’est précisément la coopération sociale qui importe aujourd’hui, et plus que jamais. En se protégeant, on protège les autres et vice-versa. Dans la situation actuelle, alors que l’on se dirige vers une récession globale telle qu’on en a pas vu depuis 1929, je pense qu’il est très important que nous restions ensemble. Quant au contexte croate, répéter « distanciation sociale » à la télévision ou dans les journaux ne produit pas l’effet souhaité, mais provoque davantage de malentendus. On aurait pu simplement dire « restez chez vous, lavez-vous les mains et faites les courses une fois par semaine ».

S.D. : Quel regard portez-vous sur la solidarité intergénérationnelle à l’heure de la pandémie ?

S.H. : La crise actuelle met en lumière la désintégration de la société, mais aussi de magnifiques gestes de solidarité humaine que l’on observe dans le rapport entre les personnes âgées et les jeunes. Au début, les jeunes qui continuaient à sortir et à se réunir en groupes causaient autant de problèmes que les personnes âgées qui, souvent obstinées, souhaitaient maintenir leur rituel des courses, peut-être l’unique chose qu’elles pouvaient encore contrôler. Il est certes important de respecter les règles et de rester prudent, mais je pense que l’auto-confinement est un privilège dont ne jouit qu’une partie de la population dans des pays comme la Croatie. Beaucoup de jeunes vivent effectivement toujours chez leurs parents. Au cours des 30 dernières années de « transition », la construction publique de logements a été délaissée, comme tant d’autres choses. Par conséquent, seuls ceux ayant eu de la chance ou des économies, et un toit au-dessus de la tête, peuvent se permettre de rester en confinement. Le rôle de l’État se montre à nouveau essentiel. On ne peut pas tout laisser à la « main invisible » du marché ou aux intérêts privés. Une société qui se veut durable doit reposer sur l’intérêt public, le bien commun.

S.D. : Comment évaluez-vous la situation actuelle en Croatie et la réponse de la Croatie à la crise ?

S.H. : Peut-être ne nous serions pas retrouvés dans cette situation si nous avions préservé la santé, la médecine publique et toute une série de pierres angulaires de toute société saine que les élites corrompues ont détricotées au détriment de tous. Pourtant, par rapport à d’autres pays, la Croatie s’en sort plutôt bien. Ne parlons pas des pays dirigés par des leaders populistes comme Boris Johnson, Donald Trump ou Viktor Orbán qui transforme la Hongrie en une dictature qu’il dirigera sans Parlement, par décrets. Par rapport à ces pays-là, la Croatie ne se porte pas trop mal, mais ça peut changer. Dans cet océan de mauvaises nouvelles, j’ai tout de même été content d’entendre Severina Kojić et Goran Karan, des chanteurs croates à succès, chanter « Bella ciao » sur les réseaux sociaux, rappelant l’importance de l’antifascisme, alors que ce que nous appelions la démocratie est en train de s’effondrer. On pourrait aussi chanter « Padaj silo i nepravdo », une chanson révolutionnaire yougoslave composée à Hvar en 1922. Je m’inquiète surtout des conséquences à long-terme de cette crise. Elle se poursuivra pendant un certain temps, mais ce qui vient après sera bien pire que le coronavirus.

S.D. : À quoi la Croatie peut-elle s’attendre après la pandémie ?

S.H. : Ce n’est pas tant le nombre de victimes directes du coronavirus qui m’inquiète mais plutôt celui de victimes de ses incidences. Au cours des 30 dernières années, la Croatie est devenue dépendante de l’importation. Un cinquième du PIB repose sur la seule activité touristique, beaucoup de jeunes sont partis en Allemagne, le pays n’est pas économiquement préparé pour cette situation. Je crains qu’il n’y ait même pas de saison cette année, puisque les touristes étrangers n’auront tout simplement pas assez d’argent pour voyager. Et puis, le tourisme mondial, les compagnies aériennes et Airbnb sont tous à genoux. La Croatie ne pourra donc pas compter sur ces 20% du PIB, comme cela avait été le cas auparavant. De même, elle ne peut plus s’appuyer sur l’importation depuis les pays qui ont été fortement touchés par la crise, tels que l’Italie ou l’Espagne. Cela provoquera et provoque déjà des chocs économiques, le chômage explose et continuera à monter et, avec lui, le nombre de personnes économiquement et physiquement vulnérables. Les pronostics à long-terme ne sont pas bons.

Cependant, cela mènera peut-être à une prise de conscience quant au fait qu’un pays dépourvu de sa propre agriculture, avec une économie qui dépend uniquement de la zone euro, sans investissements dans la santé ni l’éducation publiques, sans politique de construction de logements et peinant à protéger ses habitants les plus fragiles, est un pays sans avenir. Le système de santé a été privatisé, Pliva, la principale entreprise pharmaceutique croate, a été vendue à l’un des plus grands groupes mondiaux du secteur, l’Institut d’immunologie a fait faillite... Les privilégiés peuvent se confiner, mais qu’advient-il des vendeuses, des chauffeurs de bus, des éboueurs, des postiers, tous ces gens qui n’ont pas la chance de pouvoir rester en quarantaine ou en confinement ? Nous avons besoin aujourd’hui non seulement de médecine publique, mais aussi d’une société qui reposerait sur des pierres angulaires radicalement différentes de celles que les champions de la transition ont cimentées.