La Bosnie-Herzégovine, 25 ans après Dayton (1/12) : par-delà les clichés

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25 ans après la signature des accords de Dayton, que savons-nous de la Bosnie-Herzégovine ? Quelle image avons-nous de ce pays, de ses habitants, de ses villes, de ses paysages ? Premier volet d’une série qui passe au scanner la société bosnienne.

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Par Aline Cateux


Une série présentée en partenariat avec la Fondation Heinrich Böll


Un quart de siècle après la fin de la guerre, le Courrier des Balkans ouvre un grand cycle de réflexion sur la situation politique et économique de la Bosnie-Herzégovine, sur les mobilisations sociales et environnementales qui traversent sa société et sur le chemin qui pourrait s’inventer pour un meilleur avenir. Ces publications seront accompagnées par deux journées de colloque en ligne, les 2 et 3 décembre prochain.

Manifestation à Sarajevo fin 2013
© FlickR / Protesti u Sarajevu / Protests in Sarajevo

Aline Cateux est doctorante en anthropologie sociale au Laboratoire d’anthropologie prospective de l’université cahtolique de Louvain-la-neuve. Son travail de recherche porte sur la ville de Mostar, sa transformation, ses espaces intersticiels de résistance. Elle est membre de la rédaction du Courrier des Balkans où elle écrit sur la Bosnie- Herzégovine.


Tout au long des trois dernières décennies, la Bosnie-Herzégovine a été au centre de nombreuses recherches universitaires et de multiples sujets journalistiques. Force est pourtant de constater le ressassement de thèmes bien essorés : la guerre, les relations ethniques, la réconciliation, le génocide, les violences sexuelles, l’ethno-nationalisme, etc. Autant de sujets qui masquent depuis 25 ans les évolutions d’une société en difficulté qui, si elle semble stagner politiquement et institutionnellement (ce qui est du reste discutable), n’en n’est pas moins bien vivante et désespérément à la recherche d’une certaine normalité. Depuis 25 ans, les représentations de la Bosnie-Herzégovine se réduisent à des images de ruines, à celles du pont de Mostar, à des femmes pleurant leurs morts à Srebrenica tous les 11 juillet ou à la soi-disant multiculturalité de Sarajevo illustrée par ses différents édifices religieux.

Cette « fixation » de l’image du pays sert différents intérêts, à commencer par ceux des médias, qui restent prisonniers de clichés « vendeurs », moins par malice que par paresse intellectuelle. Quant au monde de la recherche, souvent financé par Bruxelles, il s’est fait l’écho des préoccupations de l’Union européenne (UE) : promotion de la stabilité, de la réconciliation, de la politique mémorielle. Une génération d’analystes politiques s’est relayée sur le terrain bosnien pour expliquer l’impasse dans laquelle se trouvait le pays, portant un regard souvent agacé sur l’« apathie » supposée de ses habitants. Le curseur a toutefois fini par bouger au milieu des années 2000, quand certains chercheurs en sciences sociales ont commencé à relayer la parole des citoyens, leur restituant du même coup leur pouvoir d’action, et à expliquer leurs stratégies de survie et de mobilisations.

Le langage des ethno-nationalistes

Ce long phénomène de « stéréotypisation » n’a cependant pas été sans conséquence. La presse internationale, le monde de la recherche, la communauté internationale, tous ont à un moment où à un autre utilisé la langue et les arguments des ethno-nationalistes bosniens, reproduisant le mythe de groupes communautaires uniformes, dont chaque membre penserait de la même façon que tous les autres. En évacuant les aspérités, les dissidences et la fluidité des identités sociales, l’existence d’une homogénéité théorique a été accréditée, comme s’il était impossible d’être serbe, croate, bosniaque sans être aussi bosnien, athée, communiste ou anti-nationaliste. Une fois le vocabulaire ethno-nationaliste adopté et les élites politiques légitimées par la communauté internationale qui en a fait ses interlocuteurs privilégiés, quelle chance restait-il à quelle opposition ? Quel espace pour quelle résistance ? Quelle légitimité pour quels acteurs ?

Depuis l’immédiat après-guerre, différents groupes se sont mobilisés pour différentes causes. Les premières résistantes furent les survivantes du génocide de Srebrenica qui réclamaient l’arrestation des criminels de guerre, l’exhumation et l’identification des corps entassés dans les fosses communes, mais aussi la révision des Accords de Dayton, estimant que la Republika Sprska était une « entité génocidaire » et qu’elle n’avait aucune légitimité. Si l’on peut aujourd’hui discuter de la politisation de ces associations de survivants, proches du Parti d’action démocratique (SDA), leurs revendications n’en n’étaient pas moins absolument légitimes et ces forces militantes ont été les premières à réclamer la révision de Dayton, aujourd’hui reprise par une flopée d’analystes des think tanks libéraux.

Que dire des multiples mobilisations de travailleurs, par-delà la ligne séparant les entités : agriculteurs défendant leurs droits face aux taxes douanières, salariés non payés depuis des mois et parfois des années et faisant des grèves de la faim en plein centre de Sarajevo, vétérans, survivants des camps de concentration, personnels de santé, etc. Pas une année ne se passe depuis 25 ans sans grève et sans mobilisation. Pour quel écho ? Pour quel soutien ? Ces actions soulignent les incohérences paradoxales d’une UE qui réclame que les Bosniens prennent leur pays en main, mais qui détourne le regard lorsque ces derniers exercent leurs droits. Et qui les menace de répression quand la colère explose.

© Aline Cateux / CdB

Lecture « ethnique » des plenums de 2014

La grande révolte sociale de février 2014 est un exemple éloquent de la façon dont ces stéréotypes agissent et font écran simultanément. Beaucoup ont envisagé ces révoltes sociales comme des explosions de colère sorties soudainement de nulle part. Elles ne sont pourtant que la continuation des mobilisations précédentes, des manifestations de février 2008 qui suivirent le meurtre du jeune Denis Mrnjavac et qui avaient pour la première fois depuis 1995 poussées dans la rue des centaines de jeunes Bosniens, en passant par l’épisode de mobilisation massive de la bebolucija (« bebolution ») à l’été 2013, demandant l’unification des matricules sociaux entre les deux entités et qui s’était étendu aux deux entités, pour arriver aux manifestations ouvrières de février 2014.

À l’époque, la presse internationale utilisa encore une fois le prisme ethnique pour souligner que les Bosniens étaient parfois capables de dépasser leurs irréconciliables antagonismes afin de brûler ensemble leurs institutions, symboles d’une classe politique corrompue et discréditée. Les plenums prirent dans l’espace public le relais des manifestations, mais encore une fois ce phénomène fut considéré avec condescendance comme un apprentissage de la démocratie par des Bosniens restés apathiques depuis la fin de la guerre. En tant qu’ancien pays communiste, la Bosnie-Herzégovine et ses citoyens doivent il est vrai être éduqués à la démocratie participative, à laquelle a priori ils ne connaissent rien. Sont ainsi négligés 45 ans de socialisme autogestionnaire, de comités d’usines, de plenums ouvriers et d’une syndicalisation intensive.

Cette neutralisation de la mémoire du socialisme va d’ailleurs de pair avec la politique mémorielle imposée par l’UE dans les anciens pays communistes parmi lesquels la Bosnie-Herzégovine en tant qu’ancienne république yougoslave est désormais rangée, balançant de facto l’expérience des pays non-alignés dans les poubelles de l’histoire. Exit le combat antifasciste des partisans : le communisme doit désormais être considéré comme un projet criminel, à peine moins terrible que le nazisme, l’autre grand totalitarisme du XXe siècle.

Pendant ce temps, qu’advient-il des Bosniens ? La corruption et l’impunité ne connaissent aucune frontière, pas même celle des entités : tout le monde souffre. Les Bosniens sont ainsi conscients de leurs intérêts communs, mais l’échec brutal de 2014 et la répression qui a suivi ont fait énormément de dégâts. Février 2014 fut pour beaucoup la dernière chance de renverser l’ordre des choses, de s’attaquer à l’impunité dont jouissent les pouvoirs corrompus et violents en place. Une fois cette exigence de justice déçue, beaucoup de Bosniens ont considéré que plus rien ne serait jamais plus possible.

La lassitude des Bosniens

L’exode massif qui touche la Bosnie-Herzégovine s’est donc accéléré après 2014, et ceux qui restent se replient sur le peu qu’il leur reste. Ils soufflent aussi. Car c’est un autre aspect de cet après-guerre pratiquement jamais discuté : les Bosniens sont fatigués, traumatisés et malades. Jetés dans une transition libérale à grand renfort d’injonctions réconciliatoires, ils n’ont pas eu le temps de souffler. Les survivants ont été rapidement transformés en témoins pour les procès de La Haye, en personnage pour les journalistes, en objet d’étude pour les chercheurs. Peu de répit, pas de soutien. Cette fatigue n’intéresse personne et n’a jamais été prise ni en compte, ni prise en charge. Il a fallu se hâter vers la paix libérale, avaler les couleuvres de l’UE, qui prêche la démocratie tout en négociant avec des politiciens corrompus et associés à des groupes criminels, prendre le destin du pays en mains tout en essayant de savoir ce qu’on mangera demain.

Il reste pourtant de l’énergie. Des batailles se gagnent devant les tribunaux contre des projets de destruction de l’environnement. Au niveau local, des solidarités subsistent, des campagnes s’organisent : ici pour éviter une expulsion, là pour réunir la somme nécessaire pour soigner un enfant, plus loin pour empêcher la destruction illégale d’une maison. Partout, les Bosniens tiennent. Ils n’ont, eux, en tous cas, jamais perdu leur dignité.