La Bosnie-Herzégovine, 25 ans après Dayton (12/12) : se battre et tenter de survivre

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Avoir eu 25 ans en 1995, avoir 25 ans en 2020 : comment construire dans une société détruite ? Une génération s’est écoulée depuis la fin de la guerre mais les rêves sont les mêmes, ceux d’une société plus juste et plus ouverte, repoussant le poison du nationalisme. Rencontre avec deux générations de militants qui peinent souvent à se comprendre.

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Une série présentée en partenariat avec la Fondation Heinrich Böll


Un quart de siècle après la fin de la guerre, le Courrier des Balkans ouvre un grand cycle de réflexion sur la situation politique et économique de la Bosnie-Herzégovine, sur les mobilisations sociales et environnementales qui traversent sa société et sur le chemin qui pourrait s’inventer pour un meilleur avenir. Ces publications sont accompagnées par deux journées de colloque en ligne, qui se sont déroulées les 2 et 3 décembre.

Par Aline Cateux

Graffiti à Mostar
© Steffen Emrich / Flickr

Attablée dans la cour du centre culturel Abrašević de Mostar, Svjetlana [1] se souvient de la fin des années 1990 et du début des années 2000, quand les initiatives citoyennes se multipliaient dans la capitale de l’Herzégovine, malgré sa réputation de ville sclérosée à cause de ses fractures politiques. « Nous n’avions rien après la guerre, plus rien. Nous avons dû nous battre pour tout. Chaque chose obtenue dans ces années-là était le résultat d’une âpre lutte. Aujourd’hui, ils ont tout ce que nous nous n’avions pas et qu’en font-ils ? », soupire-t-elle, évoquant la difficulté de trouver en 2020 une relève militante et son amertume face à une nouvelle génération qui semble ne pas vouloir s’investir dans l’avenir, à l’échelle locale ou nationale. « Les jeunes veulent tout, tout de suite. Leur modèle de réussite, c’est l’argent, pas quelque chose qu’il faut construire patiemment, pierre par pierre ».

Tanja, une quarantenaire elle aussi très impliquée dans les mobilisations du début des années 2000, se fait plus nuancée : « Notre génération a tout eu. Puis, la guerre est survenue et tout a disparu. Il a fallu se refaire une place dans un pays en ruines en s’efforçant d’accomplir des choses qui pouvaient bénéficier à d’autres. » Elle ajoute : « Aujourd’hui, regarde où ont grandi les jeunes qui ont l’âge que nous avions à la fin de la guerre... Ils ne connaissent que les ruines, les magouilles. Quel modèle veux-tu qu’ils suivent ? »

La génération des derniers pionniers

À Mostar comme dans d’autres villes de Bosnie-Herzégovine, l’après-guerre a ouvert un court temps d’expérimentations militantes. Les espaces publics étaient investis, on luttait pour la diffusion d’une culture indépendante. La génération des « derniers pionniers », la dernière à avoir grandi avec le slogan de « l’unité et de la fraternité » yougoslave, n’avait sans doute pas sa place dans cette nouvelle société issue de la guerre, toute entière hantée par les démons d’appartenances communautaires. Elle a néanmoins lutté pour la justice sociale et pour l’accès à la culture. En 2003, les jeunes de Mostar s’étaient battus pour récupérer l’espace du centre culturel Abrašević, d’autres avaient bravé la mairie de Banja Luka aux mains du Parti démocratique serbe (SDS) pour obtenir l’ouverture d’un lieu pour les jeunes, qui allait ensuite devenir le fameux club Geto. D’autres encore faisaient campagne en faveur de l’objection de conscience, dans un pays qui glorifiait toujours la figure du (des) combattant(s).

20 ans plus tard, cette génération a massivement quitté le pays, à bout de forces, écœurée et en quête d’un peu de normalité, d’un endroit où vivre et construire. Ceux qui sont restés sont souvent toujours engagés, mais ils sont fatigués et perplexes devant des cadets qu’ils ont du mal à comprendre. « Si la campagne pour le centre Abrašević avait lieu aujourd’hui, le collectif n’aurait aucune chance d’obtenir cet espace. Nous n’aurions aucun interlocuteur, on ne nous recevrait même pas. Dans ces conditions, c’est difficile de se battre, non ? », avance Tanja. « Nous avions à l’époque des espaces de revendications, mais aujourd’hui c’est fini. Le nationalisme a gagné. En 2003, nous pensions encore que l’on allait pouvoir inverser le cours des choses. »

Transmission en panne

Emir est né à Mostar durant la guerre. Après avoir été impliqué quelques années dans différents projets alternatifs, il a fini par émigrer à Zagreb. Le jeune homme explique ne pas comprendre la génération précédente, pour qui il a du respect, mais qui ne lui a transmis ni expérience ni savoir-faire : « C’est très bizarre, ils ne parlent jamais de rien. Il y a plein de choses, sur la campagne de 2003 par exemple, que j’ai apprises totalement par hasard. Ils voudraient que l’on sache tout faire parfaitement et que l’on soit aussi investis qu’eux, mais ils ne nous font pas tant de place que cela ». De fait, les jeunes adultes de 2020 n’ont pas connu la Yougoslavie et ils n’ont pas eu à survivre à la guerre.

La génération née pendant la guerre ou juste après a grandi dans un pays gouverné par des élites politiques ethno-nationalistes corrompues.

C’est toute la difficulté pour ces jeunes adultes, doublement discrédités aux yeux des générations précédentes qui leur nient toute légitimité à avoir une opinion et un espace d’action... Tout en critiquant leur prétendue inaction et leur manque d’intérêt. Or, la génération née pendant la guerre ou juste après a grandi dans un pays gouverné par des élites politiques ethno-nationalistes corrompues et n’a eu qu’un seul modèle de réussite : le clientélisme et la débrouillardise. L’impunité qui règne en Bosnie-Herzégovine démobilise la jeunesse, et celle-ci peine à s’imaginer un avenir au pays. Après les révoltes sociales de 2014, la répression a précipité le besoin de s’exiler. Parce que la place manque pour exprimer son opposition et que plus personne ne semble croire encore que la lutte puisse aboutir.

Ceux qui restent

Malgré ces départs et l’amertume généralisée, certains ont choisi de rester et d’essayer de construire quelque chose de neuf, d’ouvrir des espaces de réflexion. « J’ai commencé à réfléchir et à rechercher des faits concrets sur la guerre. Je voulais être éduquée, cultivée, imperméable aux manipulations », explique Kristina Gadže. Cette jeune journaliste de 25 ans, originaire de Ljubuški, raconte aussi la difficulté de se défaire des discours nationalistes inculqués aux enfants. « Je suis consciente, dans cette société patriarcale, des difficultés qui existent quant on est une femme journaliste et que l’on s’intéresse à des sujets sérieux, mais j’entends bien prendre part aux changements qui s’annoncent. Les jeunes sont la force de toutes les sociétés, il en va de même en Bosnie-Herzégovine. Des changements positifs vont intervenir dans les années à venir. »

Igor Pintarić a lui aussi 25 ans. Il décrit avec lucidité les difficultés qu’éprouvent les gens de son âge à refuser de voir leur identité résumée à l’appartenance à l’une ou l’autre des communautés, la casse sociale causée par les privatisations non-contrôlées, la menace qui pèse sur son emploi si l’on s’oppose publiquement à tel ou tel parti. Et il observe avec de désillusion la génération précédente : « Ils ont la force de survivre, mais pas d’initier les changements. Ils sont usés par le temps, détruits par la guerre et ce qui se passe depuis 25 ans. C’est dans la jeunesse que résident tous mes espoirs. » Candidat aux élections municipales de Mostar sur la liste de la coalition citoyenne SDP-Naša Stranka, Igor a décidé de s’engager pour tenter de changer les choses. Mais si l’avenir n’apporte rien de bon, il confie que lui aussi s’en ira vers l’Ouest.

Notes

[1Certains prénoms ont été changés.

[2Certains prénoms ont été changés.