L’intégration européenne et les Balkans : une histoire à renouer

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Trente ans après la chute du mur de Berlin, l’Union européenne semble dans l’impasse, plombée par les crises internes à répétition. Où en sont les promesses d’élargissement faites aux Balkans depuis le début des années 2000 ?

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Traduit et adapté par Mandi Gueguen (article original)

© European Western Balkans

Lors du Conseil européen du 17 octobre 2019, le Président français Emmanuel Macron a posé son véto à l’ouverture des négociations avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. Selon lui, avant de procéder à de nouveaux élargissements, il faut réformer l’Union européenne, tant dans sa complexité institutionnelle que dans les mécanismes d’adhésion de nouveaux États membres. Une prise de position qui a suscité des protestations unanimes contre la mise en danger de l’avenir de la politique d’élargissement.

Les liens entre les Balkans et l’UE sont indéféctiblement marqués par les événements liés à la désintégration sanglante de la Yougoslavie, dix ans de conflits pendant lesquels 150 000 personnes ont trouvé la mort. Le cours des événements politiques de l’UE depuis la chute du mur de Berlin et le coup d’envoi du processus d’intégration de dix pays issus du bloc de l’Est a détoné avec la dissolution yougoslave, au point de rendre impossible un récit commun. Précipités dans un nationalisme violent après des décennies de paix, les Balkans ont ramené la guerre en Europe et sont en quelque sorte devenus « extérieurs ».

Les Balkans dans la nouvelle historiographie de l’intégration européenne

Le congrès « Unification européenne et Balkans. Institutions, politique et société entre processus historique et crise de la politique », organisé les 18 et 19 octobre derniers à Bertinoro par l’université de Bologne et l’Osservatorio Balcani e Caucaso a voulu ouvrir une voie : repenser les études sur l’intégration européenne en promouvant une nouvelle historiographie. Pour inclure les Balkans à partir des années précédant la dissolution. Des historiens et politologues ont montré le fécond croisement entre l’intégration européenne et l’histoire des Balkans, rendant plus solides les interprétations de certains passages-clés avant les années 1990, au-delà des simples approches politique et diplomatique.

Lorenzo Ferrari a donné un aperçu de l’histoire économique, sociale et culturelle permettant d’identifier plus facilement les relations et affinités entre les Balkans et l’UE et de repérer des éléments-clés de l’histoire de l’intégration européenne. Notamment ce « temps des possibilités » pointé par l’historien Alfredo Sasso, entre l’automne 1989 et le printemps 1990, pendant la présidence du réformateur Ante Marković, quand une éventuelle association de la Yougoslavie à la CEE a été débattue pour sauver la fédération de l’éclatement.

Benedetto Zaccaria a mis en évidence les questionnements autour de la rhétorique de la faillite de Bruxelles dans la gestion de la crise yougoslave. Les sociétés civiles des pays européens l’ont aussi dénoncée en se mobilisant pour aider les civils, premières victimes des guerre des années 1990. On a alors assisté au spectacle obscène d’une politique de pouvoir où primait la compétition des États européens entre eux.

« La désastreuse réponse européenne aux guerres des années 1990 a joué un rôle majeur dans le lancement d’une politique étrangère commune », a expliqué Giovanni Finizio sur la base d’analyses de débats au Parlement européen. L’implosion de la Yougoslavie a constitué un traumatisme collectif, que l’UE naissante a affronté sans instrument adapté pour y faire face. Incapable de comprendre ce qui se passait et contrainte à confier l’intervention militaire aux États-Unis, son action diplomatique a fini par légitimer les rapports de force sur le terrain.

Histoire et politique de la mémoire des conflits européens

« Le constat selon lequel les guerres des années 1990 relèvent de l’histoire européenne et de son intégration politique a émergé des voyages éducatifs dans les Balkans », avance Marco Abram. De nombreux élèves italiens se sont ainsi rendus dans les Balkans pour vivre une expérience culturelle complexe mais féconde. Ils ont pu se confronter à la question du retour de la guerre en Europe ou vivre la réalité de la société civile des Balkans et voir comment l’histoire et la mémoire des conflits pouvait servir d’outil de réconciliation. Or, certaines politiques mémorielles portées devant l’UE ont pu servir à renforcer les récits idéologiques de la part de nationalistes croates et slovènes, opposés à toute forme de réconciliation ou de réflexion sur ses propres responsabilités passées.

Dans les années 1990, face à l’impuissance des chancelleries occidentales, les sociétés civiles se sont mobilisées pour venir en aide aux victimes des conflits, devenant des actrices non-étatiques centrales dans la politique internationale et des dynamiques transnationales. Aujourd’hui, dans les pays balkaniques, il est fréquent que les sociétés civiles locales voient dans les institutions européennes une alliée pour avancer dans les instances démocratiques, la lutte contre la corruption ou les droits des minorités. Chiara Milan a par exemple montré comment l’UE constitue souvent un ancrage pour les mouvements sociaux en plus des ONG. Mais l’inverse se produit aussi, notamment quand les politiciens renvoient la responsabilité de leurs choix impopulaires aux institutions européennes. C’est le cas en Serbie, avec la privatisation du patrimoine immobilier contesté par le mouvement pour le droit à une habitation.

L’harmonisation difficile de la politique étrangère européenne tient aux disparités économiques entre anciens et nouveaux membres. Le thème des migrations intra-européennes anime depuis le milieu des années 2000, les débats au sein de l’UE et sur l’élargissement. La France s’était distinguée en mettant ce thème en avant à l’époque du référendum sur la Constitution en 2005 et l’a remis au goût du jour. Si la figure du « plombier polonais », susceptible d’une concurrence déloyale sur le marché du travail français, symbolisait les migrations internes dans les années 2000, aujourd’hui, le Président Macron identifie chez le « faux demandeur d’asile » albanais l’une des raisons de justifier la fermeture des négociations avec Tirana.

La réunification, espoirs déçus

Après des années de discours triomphalistes sur l’élargissement de l’UE à l’Est, gage des bons résultats de la politique étrangère commune, le débat est aujourd’hui dominé par la déception face à l’expérience concrète de la réunification européenne. À l’Ouest, ce sont les positions de fermeture réitérées par la France qui se remarquent. À l’Est, la tendance à s’homogénéiser avec le modèle occidental finit par provoquer les réactions de ceux qui vivent ce processus comme un rabaissement de l’expérience historique locale, favorisant l’émergence de mouvements réactionnaires.

Trente ans après la césure historique de 1989, les pays européens se ressemblent de plus en plus. Le soi-disant souverainisme ou néo-nationalisme qui dans les années 1990 était attribué aux seuls Balkans est aujourd’hui partagé par les classes politiques de tout le continent. Le problème majeur de l’élargissement à 28 membres, au vu des conséquences actuelles, tient à l’absence d’instruments adaptés pour gérer une Union avec autant de membres.

Pour Emmanuel Macron, la solution serait la création d’une Europe à plusieurs vitesses. Mais le problème est qu’il n’y a aucune possibilité de délibérer et de prendre des décisions à la majorité qualifiée dans divers domaines dont la politique internationale, et donc les étapes de l’élargissement à l’Est. Aussi, aucun instrument approprié n’a été conçu pour sanctionner le comportement de pays violant ouvertement les principes fondamentaux de l’UE, la laissant à la merci des caprices ou des dérives autoritaires de telle ou telle classe politique.

Lors de ce 30e anniversaire de 1989, certains semblent déçus face à l’incapacité de l’UE à assurer son élargissement comme on le promettait aux Balkans il y a déjà plus de quinze ans, au sommet de Thessalonique en 2003.Toutefois, la longue série d’événements vécus dans l’UE ces dernières décennies devrait nous faire comprendre la capacité de résilience de notre espace politique transnational. L’UE a tenu bon face à la crise financière de 2008, à la crise migratoire et au Brexit. L’histoire de l’intégration européenne doit maintenant inclure les Balkans. Nous espérons une reprise des travaux de construction d’une expérience politique, faite de promesses et de labeur, et malgré son blocage actuel, la réactivation du processus d’élargissement de l’UE vers le Sud-Est.


Cet article a été publié avec le soutien de la Heinrich Böll Stiftung