Penser au temps du Covid-19 • Miljenko Jergović : « nos libertés perdues ne nous seront pas rendues »

| |

« Ce qui me fait peur, ce n’est pas le Covid-19, ce sont les réactions de nos sociétés démocratiques face à l’épidémie ». L’écrivain Miljenko Jergović lance un cri d’alarme face aux mesures liberticides prises au nom de la santé publique... Et rappelle que les libertés perdues ne sont jamais restituées de bon gré par les dirigeants.

Cet article est accessible gratuitement pour une durée limitée. Pour accéder aux autres articles du Courrier des Balkans, abonnez-vous !

S'abonner

Traduit et adapté par Chloé Billon (Article original)

Miljenko Jergović
(Capture d’écran)

Né à Sarajevo en 1966, Miljenko Jergović est un écrivain dont les oeuvres sont traduites dans une vingtaine de langues. Comme journaliste, il a notamment collaboré au Feral Tribune de Split et tient des chroniques régulières dans les médias bosniens et croates. Il est publié en français aux éditions Actes Sud. Il vit et travaille depuis 1993 à Zagreb.


Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.


Analitika (A) : Que dit la pandémie de nous et de notre époque ?

Miljenko Jergović (M. J.) : Je ne sais pas ce qu’elle dit, si tant est qu’elle dise quelque chose... Peut-être avant tout que nous sommes trop sensibles. Je répéterai ce que j’ai dit au début de l’épidémie, en demandant aux épidémiologistes de me démentir si j’ai tort : si le Covid-19 était arrivé il y a une trentaine d’années, il serait passé inaperçu, même s’il se serait également, quoiqu’un peu plus lentement, répandu dans le monde entier. Il y aurait eu plus de morts qu’il ne va y en avoir aujourd’hui, mais on n’aurait pas prêté attention à ces victimes, tout comme aujourd’hui on ne prête pas attention à ceux qui meurent de faim ou de maladies de pauvres, comme le choléra par exemple. S’il était apparu il y a une trentaine d’années, le Covid-19 aurait été traité comme un virus mystérieux, dont meurent principalement les gens déjà malades et âgés, le plus souvent. Or, en ce moment, nous sommes cernés d’informations. Nous redoutons la maladie et nous vivons dans des quarantaines moyenâgeuses, derrière les frontières closes de nos villes, de nos régions et de nos pays, et dans certains endroits, on a même instauré un couvre-feu !

A : La situation actuelle vous inquiète-t-elle ?

M. J. : Bien entendu. Mais ce qui me fait peur, ce n’est pas le Covid-19, ce sont les réactions des sociétés occidentales et démocratiques face à l’épidémie. Alors que les précédents coronavirus ont été ignorés, puisque les Occidentaux étaient convaincus qu’il n’était pas rentable de les étudier. Et aujourd’hui ils ne tarissent pas d’éloges sur l’efficacité avec laquelle des régimes totalitaires comme la Chine ou le Vietnam luttent contre l’épidémie. Évidemment, les régimes totalitaires sont plus efficaces pour confiner leurs populations. Au vrai, les régimes totalitaires sont plus efficaces en tout. La démocratie n’a de sens que si elle sert la liberté, et la liberté est la seule raison d’être de la démocratie. Pour tout le reste, y compris l’épidémie de Covid-19, et la santé publique en général, les régimes totalitaires sont mieux armés et plus efficaces, pour peu qu’ils en aient la volonté. Je m’étonne juste que personne n’ait encore songé à imaginer avec quelle efficacité Adolf Hitler aurait lutté contre le coronavirus. S’il a fallu deux mois aux Chinois, je suppose qu’un mois aurait suffi à Hitler pour venir à bout de l’épidémie... Mais est-ce une raison pour commencer à apprécier Hitler ? Est-ce une raison pour nous mettre à chanter les louanges du régime politique terrifiant de la République populaire de Chine, qui combine le pire du communisme au pire du capitalisme ?

Ce qui me fait peur, ce n’est pas le Covid-19, ce sont les réactions des sociétés démocratiques face à l’épidémie.

Il y a autre chose qui me fait peur : les médecins sont devenus des héros, la médecine le critère numéro un de la vie sociale dans son ensemble, la santé de la nation quelque chose dont on parle quotidiennement comme du critère unique et fondamental de la survie et de l’existence d’une communauté. Tout cela, au détail près, était déjà un fétiche de l’Allemagne nazie. Les médecins donnaient la mesure des libertés civiles et de la liberté en général. Ils déterminaient combien quelqu’un était « malade », et combien sa « maladie » menaçait la communauté. Les médecins parlaient de la santé de la nation et dictaient, avec le Führer, ce qu’il fallait entreprendre pour protéger et améliorer la santé de la nation. La seule différence, c’est que le Troisième Reich n’a pas connu d’épidémie virale.

A : Vos positions ne manqueront pas de susciter des réactions…

M. J. : Qu’il n’y ait pas de malentendu, notamment chez ces hystériques qui sont enchantés par les conférences de presse quotidiennes de nos médecins et de leurs patrons politiques : je suis convaincu que le Covid-19 est dangereux, car il est très contagieux. Il est dangereux avant tout pour le système de santé, et pour les gens qui le contractent. Je pense également que la quarantaine et le confinement ont un sens, étant donné qu’il n’y a ni médicament ni vaccin... Je suis toutefois convaincu qu’il est possible de lutter contre une telle épidémie sans mettre radicalement en danger les libertés civiles, les droits humains et la situation matérielle de la communauté et des individus. Au lieu des méthodes chinoises, vietnamiennes, des méthodes de Vučić en Serbie ou de Plenković en Croatie, il y a aussi d’autres modèles de lutte contre l’épidémie, comme ceux de l’Allemagne et de l’Autriche, sans parler de la Suède.

A : À quel point les gens sont-ils prêts à sacrifier leur liberté pour se sentir en sécurité ? Le choix auquel nous sommes confrontés – la liberté ou la santé – est-il un faux dilemme ?

M. J. : Les gens se comportent comme des moutons effrayés. Ils se plient au discours selon lequel rien n’est plus précieux que la santé. Je le répète, c’est un discours purement totalitariste, hitlérien. La liberté est infiniment plus précieuse que la santé. Et il n’y a aucune raison de sacrifier la liberté pour la santé, sauf si nous souhaitons devenir la Chine, le Vietnam, la Hongrie d’Orbán, ou quelque chose qui rappellerait le Troisième Reich.

A : Les atteintes aux libertés vont-elles se poursuivre à la fin de l’épidémie ? À quel point sera-t-il difficile de reprendre à nos dirigeants le pouvoir qu’ils ont acquis pendant cette période ?

M. J. : Je ne vois pas comment quiconque pourrait penser que Vučić, Orbán, Poutine iront renoncer à quelque chose qu’ils ont acquis pendant la pandémie. D’ailleurs, quand il s’agit de santé publique, on n’est jamais trop prudent. Même si le Covid-19 venait à disparaître complètement, n’avons-nous pas à présent suffisamment de raisons d’être prudents face à un futur virus ? La liberté que vos dirigeants nous prennent en ce moment ne sera jamais rendue. Vous pouvez en être sûrs.

A : En tant qu’écrivain et éditorialiste, êtes-vous inquiet du rôle joué par les médias dans cette pandémie ? Vous semble-t-il, parfois, qu’ils sont encore plus dangereux que le Covid-19 ?

M. J. : En Croatie, avant l’instauration des mesures d’urgence, l’inspecteur des travaux finis de la dictature sanitaire, le Premier ministre Plenković, et le dictateur par intérim, le ministre de l’Intérieur Božinović, ont convoqué les rédacteurs en chef de tous les médias qu’ils contrôlent, et leur ont indiqué comment il faudrait écrire pendant la pandémie. À ce que j’en sais, seules les rédactions de deux sites d’information indépendants n’ont pas participé à cette réunion. Et, de fait, les médias parlent de la pandémie conformément aux attentes de l’inspecteur des travaux finis et du dictateur par intérim. Il n’y a quasiment aucune voix dissonante.

A : Dans une récente interview à la radiotélévision serbe (RTS), le professeur Aleksandar Jerkov commentait la symbolique des vers de Miloš Crnjanski – ‘Je sais que j’aurai, ce printemps, une mauvaise toux’... La littérature peut-elle être une consolation en ces temps troublés ?

M. J. : La littérature ne doit en aucun cas être une consolation. La littérature doit être la vérité sur son époque.

A : Comment vous occupez-vous pendant ce confinement, est-il favorable à la création littéraire ?

M. J. : Je travaille comme d’habitude. De toute façon, même en dehors des diktats extérieurs, je vis confiné la plupart du temps.

Si la santé est pour vous plus importante que les droits humains, alors, mieux vaut ne plus jamais sortir de chez vous.

A : Ce virus pourrait-il être le déclencheur d’une catharsis de l’humanité ?

M. J. : Bien sûr que non. Il n’y a pas de catharsis sans but. Quel est le but de la lutte contre le Covid-19 : la préservation des systèmes de valeurs sur lesquels repose la communauté - les droits humains et la démocratie - ou le but est-il de faire preuve dans cette lutte de la même efficacité que la République populaire de Chine ? Si l’objectif, ce sont les droits humains et la démocratie, nous ne serons jamais aussi efficaces que la Chine. Si l’objectif, c’est de devenir la Chine, alors, la simple mention des droits humains et de la démocratie peut vous envoyer en prison. Ces deux extrêmes sont irréconciliables. Entre de tels extrêmes, il n’y a pas de place pour la catharsis, tout comme il n’y a pas la moindre conclusion commune, ne serait-ce que minimale, autour de laquelle le monde pourrait s’unir. Il n’y a rien de commun entre la liberté et l’absence de liberté, le fascisme et l’antifascisme…

A : Vous avez déclaré que vous aviez deux visions du monde après le coronavirus - l’une pessimiste et l’autre optimiste. Quelles sont-elles, et pour laquelle penchez-vous le plus ?

M. J. : Je préfère ne pas en parler, car je suis un peu superstitieux. Et pourquoi irais-je embêter les gens avec mes visions ? Une chose est sûre : cette épidémie ne va pas nous décimer, quant à la liberté, comme toujours, nous aurons celle que nous aurons pu arracher. Si la santé est pour vous plus importante que les droits humains, alors mieux vaut ne plus jamais sortir de chez vous. Comme ça, vous serez certain de rester en bonne santé. Surtout si vous vous accordez avec le dirigeant sur la manière dont, sans sortir, vous pourrez lui accorder un soutien durable. À lui et à ses médecins. Ce qui est, j’en suis convaincu, tout à fait faisable. Nous avons des plates-formes numériques, et nous avons déjà des gens qui votent depuis leur lit ou depuis la tombe.

A : Que lisez-vous ces jours-ci, et avez-vous des conseils de lecture ?

M. J. : Lisez de la bonne, de la vraie, de la grande littérature. Sans elle, point de salut. Et si vous n’en avez pas envie, peut-être n’avez-vous pas besoin de salut non plus.