Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Bulgarie : la chalga, bande-son qui réhabilite le passé ottoman

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La chalga, c’est la bande-son de la transition en Bulgarie. Cette eurodance mâtinée de mélodies folkloriques irrite les oreilles des élites intellectuelles et politiques, parce qu’elle contrecarre leur occidentalisation à marche forcée de l’identité bulgare. Et qu’elle révèle l’ambiguïté de toute une nation vis-à-vis de son passé ottoman. Comme le reste des Balkans.

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Traduit et adapté par Simon Rico

© Capture d’écran / Youtube

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Un livre, un coup de baguette magique, puis les pages qui s’ouvrent, laissant apparaître à l’écran un homme chevauchant un chameau, dans un bazar au milieu du désert. Parmi la foule, des hommes en djellabas, des femmes voilées. Des vendeurs d’épices et de tapis complètent la scène. En fond sonore, un saz et un ney se répondent au-dessus de la boîte à rythme. Le décor, tout en clichés orientaux, est posé. Cette séquence, introductive, est interrompue au bout de 30 secondes par un chanteur, chapeau melon sur le crâne, lunettes de soleil sur le nez, qui s’adresse au public en anglais pour lui annoncer la suite. Plan suivant : un groupe de femmes en burqas noires qui les enlèvent brutalement. On découvre alors leurs impeccables brushing blonds et leurs tenues légères. Bientôt, tout le bazar se met à danser frénétiquement... Voilà comment débute le clip de Vlez Zeg, signé en 2010 par le duo Tsvetelina Yaneva, l’une des plus grandes vedettes de la chalga bulgare, et Ionut Cercel, alors jeune star montante du manele roumain.

Voilà une représentation qui perpétue les fantasmes inhérents à l’Orient : le bazar du clip de Vlez Zeg ressemble à ceux que décrivent les Contes des 1001 nuits, mais pas vraiment aux marchés du Moyen-Orient d’aujourd’hui. Les femmes sont voilées ou en burqas, les hommes habillés « traditionnellement ». Une vision stéréotypée, celle de l’imaginaire occidental, qui laisse à croire que le monde d’Aladdin - il y a mille ans dans la Péninsule arabique - et celui du Maroc de 2019 seraient fondamentalement les mêmes.

Or, ce clip vient de Bulgarie, un territoire qui faisait partie du cœur de l’Empire ottoman jusqu’en 1878, à peine 40 ans avant que celui-ci ne disparaisse, à l’issue de la Première Guerre mondiale. Le taxer « d’orientalisme », au sens d’Edward Saïd, suscite donc quelques interrogations puisque la Bulgarie, de même que l’ensemble des Balkans, se situait jusqu’à relativement récemment dans un espace considéré comme faisant partie de l’Orient. À partir du XIXe siècle, au moment où les peuples chrétiens de la « Turquie d’Europe » commençaient à se libérer du « joug ottoman », les courants nationalistes se sont battus pour tenter d’étouffer ce passé oriental. Un phénomène qui s’est poursuivi tout au long du XXe siècle.

Or, après la chute du Mur de Berlin et du pouvoir communiste en Bulgarie, l’émergence de la chalga, cette pop orientalisante dont le nom dérive du turc çalgı, qui signifie « instrument », est venue remettre en question des décennies « d’européanisation » de la culture bulgare. Cette remise en question s’exprime à double titre : musicalement - la chalga est un mix d’eurodance et de mélodies ottomanes - et esthétique - avec l’imagerie orientalisante des clips.

Alors que les nationalistes exaltent l’européanisation d’une Bulgarie blanche et chrétienne (orthodoxe), loin du monde « sauvage et arriéré » oriental, la chalga a remis au goût du jour les clichés de l’Orient, en les valorisant. Une esthétique qui entre en contradiction évidente avec la « modernité » mise en avant par les pouvoirs bulgares qui se sont succédés à la tête du pays depuis le XIXe siècle. Et si les manuels d’histoires apprennent que le peuple bulgare a toujours maintenu son identité chrétienne et européenne, les stars de la chalga mettent en avant les nombreuses traces laissées par les cinq siècles de domination ottomane, jouant sur les poncifs, de manière ludique et irrévérencieuse. De quoi battre vigoureusement en brèche le mythe de l’historiographie officielle nationale.

« Pour les Bulgares, l’Orient de la chalga est aussi une forme d’autodérisition. Cela les aide à mieux comprendre leur identité », explique l’historienne de la musique Vesa Kurkela. Un point de vue qui peut être étendu à tous les pays des Balkans, chacun disposant de son « ethnopop » locale : turbofolk dans les pays de l’ancienne Yougoslavie, tallava dans le monde albanais, manele en Roumanie, skyladiko en Grèce. Et partout, ce style de pop aux accents folkloriques domine. Comme si les fantômes ottomans ressurgissaient dans ces clips qui inondent les télévisions locales depuis la fin des régimes communistes.

Le passé ottoman

Du fait de la domination ottomane, toute une série de rites et de traditions orientales se sont diffusés dans la « Roumélie » ou Turquie d’Europe, ce qu’on appelle aujourd’hui les Balkans, entre le XVe et le début du XXe siècle. Et les traces qui subsistent, les autorités ont tenté, et tentent encore, de les cacher. Un positionnement hérité de l’émergence, tout au long du XIXe siècle, du modèle d’État-nation insufflé par l’esprit Lumières et la Révolution française. Sous l’influence des élites d’une Europe occidentale alors en pleine révolution industrielle, les élites balkaniques ont cherché à expurger les signes d’appartenance au monde ottoman, considéré comme arriérés.

Des millions de musulmans furent contraints de fuir lors de ces mouvements de libération des nouveaux États chrétiens des Balkans. Ils affluèrent sur les terres d’Anatolie, on les appelait les muhacirs. Pour ces mouvements de libération nationale, il s’agissait de rétablir l’identité chrétienne de leurs États. Seuls la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo et l’Albanie restèrent des territoires majoritairement musulmans sur le sol européen. Les nouveaux États chrétiens se sont vite lancés dans une campagne de nettoyage culturel pour « désottomaniser » leurs populations. Initiée dès la fin du XIXe siècle, cette politique fut ensuite poursuivie par les autorités communistes, qui considéraient l’Empire ottoman comme un symbole de féodalisme et d’archaïsme.

Ces tentatives de nettoyage culturel sont particulièrement visibles pour la musique. Comme les musiques « traditionnelles » des Balkans ont été très influencées par la domination ottomane, les nouvelles autorités ont soutenu la création d’une nouvelle forme de musique classique, tournée vers l’Ouest. Pour mieux asseoir l’identité européenne de leurs pays. Du temps du communisme, on mit ensuite en avant une pop aux sonorités occidentales, symbole là encore de modernité, mais avec des paroles exaltant les valeurs marxistes-léninistes. La chasse aux folklores orientaux a sûrement atteint son paroxysme dans la Bulgarie des années 1980 quand le pouvoir a commencé à faire la chasse à tout ce qui était considéré comme non-bulgare, ce qu’on a appelé le « processus de régénération nationale ». Une politique qui a notamment visé les Pomaks, la minorité turque, qui fut soumise à une campagne de « bulgarisation » forcée avant que plus de 300 000 d’entre eux ne soient expulsés du pays vers la Turquie.

Pendant la transition, l’émergence de l’ethno-pop

La chute des régimes communistes, a ouvert une nouvelle ère culturelle, avec le retour en force des folklores ottomans. Cela avait commencé dès les années 1980 dans la Yougoslavie post-Tito, provoquant l’ire du régime socialiste agonisant, puis le mouvement s’est vite étendu à toute l’ancienne Turquie d’Europe. Turbofolk, manele, chalga ou tallava, partout, cette ethno-pop a submergé les ondes. Au grand dam des élites intellectuelles, qui n’ont jamais manqué de railler le kitsch, l’excessive sexualisation et l’identité trop orientale de ce nouveau répertoire populaire. Ce mouvement, initié dès les années 1960 sur les terres anatoliennes avec l’arabesk, a donc marqué le retour de la Turquie et de son héritage culturel dans tout le sud-est de l’Europe. Malgré des décennies d’occidentalisation forcée.

La saveur orientale de la chalga tient à ce mariage entre divers éléments issus du folklore ottoman, cuivres, vents, percussions et ces rythmes boiteux issus du maqqam qui donnent une irrépressible envie de danser. La plupart des vedettes de la chalga sont issus des minorités nationales, surtout rom et pomak, et n’hésitent pas à se produire en featuring avec des artistes de Turquie ou du monde arabe.

Paradoxalement, ce retour en force de l’ethno-pop dans les Balkans a coïncidé avec le retour du nationalisme sur la scène politique. Un nationalisme qui entretient des relations ambigües avec la Turquie et le passé ottoman. Malgré son islamo-conservatisme revendiqué, Recep Tayyip Erdoğan, l’homme fort d’Ankara depuis bientôt deux décennies, est de plus en plus perçu par les autocrates balkaniques comme un modèle politique à suivre et chaque pays de la région à renforcer ses liens avec la Turquie. Il faut dire que les représentations de l’Orient dans les différentes formes d’ethno-pop balkaniques ont une fâcheuse tendance à s’apparenter à « l’orientalisme » occidental qu’a dénoncé Edward Saïd. Tout en s’en démarquant.

Dans son ouvrage Balkan Popular Culture and the Ottoman Ecumene : Music, Image, and Regional Political Discourse, paru en 2007, l’historienne de la musique Vesa Kurkela souligne que l’orientalisme bulgare n’est pas basé sur une domination coloniale occidentale. Au contraire, ici, le passé colonial a consisté à la subordination à plusieurs autres empires : byzantin, ottoman puis soviétique. Selon elle, l’héritage ottoman confère une aura positive à la musique populaire orientale, et les connotations négatives de l’orientalisme occidental tel que l’a décrit Edward Saïd s’effacent. La chalga est une musique qui prône la liberté et la différence, qui ne se moque pas et ne dévalue pas la culture « orientale ». Selon Vesa Kurkela, cette esthétique orientalisante de la chalga tend à libérer ses fans de l’hégémonie culturelle imposée par les élites. Mais la chalga incarne en même temps un autre paradoxe : l’occidentalisation de la culture bulgare. Les sultans et les beys ont laissé place aux oligarques et c’est plutôt du « rêve américain » que l’on préfère se moquer.

En sons et en images

Azis, l’une des plus grandes stars actuelles de la chalga, incarne ce renversement des codes. Ce jeune Rom a représenté deux fois la Bulgarie à l’Eurovision (2006 et 2014), avec une esthétique queer revendiquée et en intégrant des éléments soviétiques et orientaux dans son travail. Le clip de son hit Evala, au 30 millions de vue sur Youtube, s’ouvre sur une silhouette de mosquée avec en arrière-plan le soleil qui se lève avant de se focaliser sur des lutteurs turcs au corps huilés. À un moment, il chante même en turc.

En 2011, la chanteuse bulgare Tsvetelina chantait en duo avec la vedette irakienne Rida al-Abdullah. Ce genre de duo avec des stars du Moyen-Orient a le vent en poupe dans les Balkans. Et certains tubes bulgares sont même chantés entièrement en turc, comme Yak Moturu, ce titre rom au clip improbable, sorti au milieu des années 2000.

https://www.youtube.com/watch?v=YDz45f5zEhM

 
L’un des nouvelles modes dans la chalga, ce sont les chansons sur Dubai. Le phénomène serait notamment lié à la forte hausse du tourisme est-européen dans les Émirats arabes unis, une destination qui fait de plus en plus rêver dans la région. On remarque la même tendance dans le manele roumain. À l’instar de ce titre Dubai, Dubai, sorti en 2013 par le duo Eduard de la Roma & Adrian Minune.