Bulgarie : Plovdiv 2019 (3/3), à Stolipinovo, comment inclure les minorités ?

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Plovdiv avait séduit la Commission européenne en affichant une volonté d’intégration des minorités ethniques par la culture, notamment la communauté rom. Or, bien peu des projets prévus dans l’immense ghetto rom de Stolipinovo ont effectivement vu le jour. Reportage.

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Par Ninon Chenivesse et Raphaëlle Segond

La scène de concert installée par les Nouveaux Disparus dans la cour d’une école de Stolipinovo. Juin 2019
© Raphaëlle Segond / CdB

À la fin du mois de mai 2019, les Nouveaux Disparus, compagnie belgo-congolaise de théâtre itinérant, installaient leur campement dans la cour d’une des quatre écoles du quartier de Stolipinovo pour y jouer un fragment de l’odyssée Karavana. Ils ont parcouru tant bien que mal les routes d’Europe et ses frontières de plus en plus fermées pour proposer aux habitant.e.s de Stolipinovo, chaque soir, sous un chapiteau éphémère, la magie de l’« épopée gipsy », un spectacle imaginé depuis cinq ans spécialement pour répondre à l’appel de Plovdiv 2019. En effet, la ville candidate avait su séduire la Commission européenne par un discours affichant une volonté d’intégration des minorités ethniques par la culture, et particulièrement de la communauté rom, en résonance avec les nombreuses initiatives européennes dont celle de faire des années 2005-2015 la « Décennie de l’inclusion des Roms ». Aucun.e des premier.e.s membres de la Fondation n’a de doute : c’est grâce aux projets pour Stolipinovo que Plovdiv a remporté le label.

Stolipinovo se situe au nord-est de la ville, à 45 minutes à pied du centre. On y accède en longeant la Maritza ou bien par le boulevard Tsarigradsko Shose et sa longue piste cyclable qui traverse les frontières tacites de la ville. Après l’immense cimetière bordé de marchand·es de fleurs, les habitations se raréfient pour laisser place à une zone industrielle, juste avant d’atteindre les premiers immeubles de Stolipinovo. Si quelques lignes de bus relient ce quartier aux autres, la plupart des taxis refusent de s’y aventurer et presque aucun·e habitant·e de Plovdiv n’y met jamais les pieds. Dans un pays où au moins 5% de la population est rom, le gouvernement continue d’encourager le racisme, déjà omniprésent, envers cette communauté.

Dès lors, pour les jeunes de Stolipinovo, sortir de leur quartier représente « un défi très dangereux », explique Asen Karagyosov, qui dirige le Youth Roma Club, première association rom de Bulgarie, fondée en 1996 par son père Anton. « Je leur conseille toujours de sortir par groupes de dix, sinon, s’ils sont seuls, ils se font tabasser dans le centre-ville », continue-t-il. Le racisme qui fonde le processus d’ostracisation est récent. Avant la chute du Mur, Roms et gadjo·is étaient voisin·es et travaillaient ensemble dans les usines. À partir de 1993, toutes les familles bulgares sont parties vivre dans le centre, abandonnant le quartier de Stolipinovo aux plus pauvres, où désormais les barres d’immeubles de l’époque communiste côtoient quelques logements informels. Le rapport ethnographique commandé par la Fondation Plovdiv 2019 insiste sur l’hétérogénéité de Stolipinovo, subdivisé en petits quartiers plus ou moins riches, et irréductible à un « ghetto rom », quand la majorité des habitant·es sont d’origine turque.

Asen Karagyosov
© Raphaëlle Segond / CdB

Premier Rom de Stolipinovo à être diplômé d’un master, Asen Karagyosov participe activement au Roma Entreprenorship Development Initiative (REDI), et mène différentes campagnes internationales pour les droits de sa communauté. Malgré cet agenda déjà bien rempli, il accueille les jeunes de Stolipinovo dans les locaux du Youth Roma Club, que ce soit pour des activités culturelles ou pour leur permettre d’avoir accès à Internet et aux jeux vidéos. En ce moment, il met en place un partenariat avec une université allemande afin que des étudiant·es de Stolipinovo bénéficient du programme Erasmus+.

Par ailleurs, il voudrait créer une ligue de solidarité entre son association et deux organisations bulgares de personnes LGBT+ et de personnes en situation de handicap, afin de lutter ensemble contre les discriminations et les oppressions. Cette année, le 8 juin 2019, pour la première fois, des activistes roms étaient présent·es lors de la Marche des fiertés à Sofia. Le projet de capitale européenne de la culture a tout de suite impliqué l’association d’Asen et a représenté pour lui l’espoir de pouvoir construire un grand centre culturel au sein de Stolipinovo : « Mon rêve pour Plovdiv serait de créer enfin ce centre culturel, pour que la ville devienne tolérante, que la municipalité travaille réellement avec les gens, que l’on donne un meilleur avenir aux jeunes, que l’on soit libres. »

Dans le dossier de candidature de 2012, le projet « Together » se veut exemplaire : l’approche culturelle développée à Stolipinovo serait un modèle concret pour l’ensemble des villes d’Europe centrale et du Sud-Est en matière d’intégration des minorités par la culture, précisément par son caractère durable et coopératif. Un budget de 2 050 000 euros avait été programmé pour des projets de grande ampleur : la transformation d’un bâtiment abandonné de Stolipinovo en hub culturel capable d’accueillir un lieu de débat et de théâtre-forum dans la lignée du Théâtre des Opprimés d’Augusto Boal, une radio de quartier connectée aux autres communautés roms d’Europe, un espace de résidence artistique, une salle d’exposition sur les cultures turques et roms, un restaurant proposant les spécialités de ces deux peuples – seul aspect touristique du projet –, et un centre de soins médicaux. On était allé jusqu’à imaginer l’Académie Stollywood où auraient pu être invité·es des artistes tel qu’Emir Kusturica. Enfin, on prévoyait de consacrer une partie du budget aux aspects éducatifs et sociaux de la culture par la création de centres d’éducation mobiles tournés vers l’auto-gestion et le partage de connaissances aussi bien scolaires que pratiques, et d’une plateforme de développement des micro-entreprises.

Le budget prévu pour Stolipinovo a disparu dans d’autres projets, de même que la voix du Youth Roma Club a été oubliée.

En juin 2019, cependant, rien n’a changé, aucune infrastructure n’a vu le jour. Dans l’esprit des actuel·les membres de la Fondation, « le centre culturel aurait été créé de façon artificielle, par une planification par le haut. Un tel espace n’aurait pas nécessairement bénéficié aux locaux·ales qui ne l’auraient sans doute pas reconnu comme leur appartenant réellement », estime Gina Kafedjian, directrice adjointe des programmes. En réalité, le budget prévu pour Stolipinovo a disparu dans d’autres projets, de même que la voix du Youth Roma Club a été oubliée. Si la réappropriation du projet de capitale de la culture par la municipalité s’est accompagnée d’une politisation de celui-ci, évinçant les associations roms et opposant aux rêves des premier·es membres de la Fondation frilosité, conflits d’intérêt et affaires de corruption, cela révèle également les failles du dispositif, et notamment le manque de suivi de la part de la Commission européenne, qui n’a jamais obligé la municipalité à respecter les proportions du budget prévisionnel.

Cependant, les projets moins coûteux ont lieu : pendant deux ans, une trentaine d’adolescent·es ont été rassemblé·es par Asen pour apprendre à mener des entretiens, afin de collecter auprès des personnes âgées de leur communauté histoires, mythes et traditions. Il veut que les jeunes soient fier·es de leur culture, et que toute cette mémoire orale ne disparaisse pas. Les propos recueillis seront mis en ligne sur un blog et traduits en anglais, allemand et français afin d’être partagés auprès des Roms et autres curieux·ses de toute l’Europe. De son côté, Genika Baycheva, l’une des premières membres de la Fondation, continue de mener son projet d’école itinérante dans le quartier le plus pauvre de Stolipinovo. Après trois ans de rendez-vous hebdomadaires, elle commence à observer des résultats, notamment dans la création de liens entre l’école, souvent déconnectée de l’histoire et des langues de la communauté, les parents qui n’y vont jamais car ils ne s’y sentent pas à leur place, et les enfants à qui elle tente de prouver qu’apprendre peut être une chose amusante.

Stolipinovo a connu 25 ans d’abandon. Le changement sera forcément long.

« Stolipinovo a connu 25 ans d’abandon. Le changement sera forcément long », explique un artiste surnommé Indi. Seul un projet véritablement pensé pour et dans Stolipinovo, fruit d’un important travail de recherche, peut fonctionner. En 2011, Desislava Stoyanova et Genika établissent un partenariat avec le Centre International pour les Théâtres Itinérants (CITI) qui soutient la candidature dès 2012. Quand les deux femmes quittent la Fondation, les relations avec le CITI se compliquent. En 2016, Jamal Youssfi, de la troupe des Nouveaux Disparus, entame plusieurs années de recherches et de rencontres à Stolipinovo et propose à la nouvelle Fondation le projet Karavana, pensé comme une résidence de plusieurs compagnies du CITI pendant six mois dans le quartier. Le plus important projet international de la capitale européenne de la culture, sans artiste à la renommée mondiale ni au coût exubérant, illustre les ambitions des premières membres de la Fondation. « C’était mon rêve en rentrant en Bulgarie de montrer qu’il existe un autre type d’art, différent de celui que l’on trouve dans les théâtres classiques », raconte Desislava. Mais, pour des raisons que l’on ignore, la Fondation refuse ce format. Seuls les Nouveaux Disparus pourront planter leur chapiteau à Stolipinovo pour une durée de quinze jours, tandis que les autres camps Karavana sont installés dans le quartier résidentiel de Trakia ou sur le terrain que cache l’immense complexe sportif de la ville à côté du canal, la Grebna Baza.

Le campement des Nouveaux Disparus à Stolipinovo, juin 2019
© Raphaëlle Segond / CdB
Les compagnies de Karavana à Trakia, juin 2019
© Raphaëlle Segond / CdB

Le sixième jour du projet, nous arrivons dans l’école qui abrite la compagnie. Le workshop de danse contemporaine de l’après-midi se met en place sous le chapiteau. Lorsque nous y entrons, quatre garçons de dix ans, guidés par une femme de la compagnie, font des échauffements sous le regard d’un bénévole plovdivien de la Fondation venu à Stolipinovo pour la première fois de sa vie, afin d’aider à traduire. Passionnés et sans complexes, ils improvisent en solo ou en groupe, apprenant à s’entendre sans violence, avec une grâce et une énergie impressionnantes, avides de roulades, trouvant chacun une forme d’expression personnelle qui a quelque chose d’urgent.

Au-delà des coups de téléphones, des sorties et des discussions qui font l’ambiance des gradins, le chapiteau est plein à craquer chaque soir pour la représentation de l’« épopée gipsy », et la joie d’être là se lit sur tous les visages. « Indi » nous raconte que les habitant·es du quartier ne croyaient pas que l’on pût faire un spectacle, gratuitement, pour eux. « Pourquoi ici ? Pourquoi pas dans le centre ? » demandait-on. Lors de la pièce, entièrement en turc, les frontières culturelles s’effacent dans le rire devant les représentations comiques des Roms et satiriques des nationalistes, tandis que les reprises de musiques locales suscitent danses et applaudissements. Ces quinze jours ont, pour celles et ceux qui ont pu voir le spectacle ou participer aux ateliers, comme pour les membres de la compagnie, quelque chose de magique, qui change la vie. Les Nouveaux Disparus sont partis, mais on les cherche encore, et Indi a pu entendre les enfants sur la place vide de l’ancien campement demander « Où est la compagnie ? Je veux m’inscrire ! ».

L’attente de l’ouverture du chapiteau pour le spectacle, juin 2019
© Raphaëlle Segond / CdB