Bulgarie : Plovdiv 2019 (1/3), les rêves brisés d’une capitale européenne de la culture

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Lancé dès 2009 par une poignée de membres de la société civile, le projet de capitale européenne de la culture à Plovdiv visait à restaurer une offre laminée par la brutale transition post-communiste. Mais la reprise en main du projet par la municipalité a fait capoter ces ambitions. Au profit d’investissements vitrines et au mépris des habitant.e.s. Premier volet de notre série.

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Par Ninon Chenivesse & Raphaëlle Segond

Vue de Plovdiv
© Ninon Chenivesse / CdB

« Les capitales européennes de la culture, ce n’est pas très valorisé dans le milieu culturel », explique Boris Zafirov, metteur en scène du Théâtre de la Responsabilité. « Cet événement est plutôt perçu comme touristique. » Comme de nombreux.ses autres acteur.rice.s culturel.le.s de la ville, le jeune homme s’est pourtant mobilisé pour imaginer et faire vivre la capitale européenne de la culture à Plovdiv.

Dans un contexte de restructuration post-fordiste, où les villes sont mises en concurrence pour attirer investissements et activités économiques, le capital symbolique qui singularise et valorise les territoires joue un rôle de plus en plus important. L’événement festif est perçu comme un outil de politiques urbaines et le label capitale européenne de la culture, créé en 1985, porte ainsi, pour beaucoup, les promesses de célébrité médiatique, d’attractivité touristique, et de croissance économique.

Un projet initialement porté par la société civile

Si en Europe, les incitations à bâtir la « ville festive » [1] ne manquent pas, la volonté de faire de Plovdiv une capitale de la culture ne revient pourtant pas aux autorités municipales. Comme le raconte l’un des initiateurs du projet, l’artiste contemporain Emil Mirazchiev, ce sont des « gens d’ici » – une dizaine d’acteur.rice.s du monde culturel de Plovdiv – qui se sont rassemblés dès 2009 pour penser cette candidature et, surtout, impliquer la municipalité. À l’époque « personne n’y croyait », confie-t-il. « Tout le monde pensait que ce serait Sofia qui serait sélectionnée. » Finalement, le conseil municipal cède en février 2011, en signant un memorandum qui engage ses membres à soutenir inconditionnellement le futur projet de candidature pour lequel tout était encore à inventer. [2]. « Ils nous ont fait confiance, cela n’a pas été facile » résume Emil Mirazchiev. En 2012 la Fondation Plovdiv candidate 2019 est officiellement créée.

L’artiste d’art contemporain en est nommé directeur artistique et rassemble autour de lui une équipe restreinte pour imaginer le contenu créatif du programme. « Nous n’étions pas plus de cinq à être impliqué.e.s et à y croire. C’était une période de travail incroyable, on écrivait des rêves, de vraies opportunités pour la ville », renchérit Genika Baycheva, administratrice de théâtre. L’équipe ne se contente pas de son savoir-faire artistique et parcourt Plovdiv, des institutions culturelles aux rues de la ville, jusqu’aux quartiers les plus isolés. L’objectif : « Identifier quels sont les vrais désirs et besoins culturels des habitant .e.s », poursuit Emil Mirazchiev.

Plodviv ne rêvait pas de compétitivité économique, mais de nouvelles infrastructures culturelles, publiques et accessibles à tou.te.s dans cette ville de l’ancien bloc soviétique où la transition libérale a été brutale. Faute de moyens et d’entretien, de nombreux lieux de culture ont été vendus, transformés ou abandonnés. Au cœur du projet, la population du quartier de Stolipinovo, catégorisé « plus grand ghetto Rom d’Europe », fortement discriminée. Le slogan choisi, « Together », témoigne de cette ambition à la fois culturelle et sociale. « On y croyait vraiment, même si on savait que ce serait un immense défi », souligne Genika. La préparation elle aussi est immense, et l’équipe de Plovdiv, aidée par des consultants allemands, doit passer un grand oral devant un jury européen, puis le recevoir en ville. « C’est un grand enjeu de renommée économique et touristique pour les municipalités, et certaines sont prêtes à tout : l’une d’elle avait changé l’ordre des feux de circulation dans sa ville afin que le jury, en visite, ne rencontre aucun obstacle », continue Genika.

« Des investissements vitrines »

© Raphaëlle Segond / CdB

En septembre 2014, la ville de Plovdiv est définitivement nommée capitale de la culture. En janvier 2019, à l’heure de l’inauguration, plus de 300 événements sont prévus. Or, les nouveaux espaces artistiques promis sur le programme sont les grands absents de la fête... Seul l’hyper centre déjà touristique a bénéficié de travaux de rénovation : les pavés des rues sont plus neufs et les plaques d’égouts sont marquées du logo « Plovdiv 2019 ». Des « investissements vitrines » dénonce Emil Mirazchiev pour qui le défaut de la Commission européenne est de n’avoir « rien contrôlé ».

Les feux d’artifice et la spectaculaire tour lumineuse de la cérémonie d’ouverture, enlevée le lendemain, symbolisent l’éphémère de l’événement. Ils symbolisent aussi les suspicions de détournement de fonds qui l’entourent. Le Parquet a ouvert une enquête sur les dépenses de l’inauguration, estimées à un million d’euros, après que le showman Slavi Trivonov a déclaré y avoir été rémunéré trois fois son prix. Autant d’argent en moins pour les projets infrastructurels et pour rémunérer les artistes.

« C’est au moment où on a gagné, en 2014 que les choses sont devenues très critiques : les politiques ont pris en main le projet, et le maire est devenu président de la Fondation » regrette Emil Mirazchiev. Inquiet de ce tournant, et soucieux de ne pas susciter de conflits d’intérêts entre son statut de directeur artistique et son association d’art contemporain Art Today, il quitte la Fondation dès 2013. Il est suivi par d’autres initiateur.rice.s du projet, si bien que l’équipe de la première Fondation se retrouve bientôt entièrement renouvelée. En mai 2017, le conseil municipal licencie sans justification Manol Peykov, membre du conseil d’administration de la Fondation. Après avoir rédigé une pétition pour « plus d’indépendance », les quatre autres membres du quota civil du conseil démissionnent à leur tour.

Reprise en main politique et coupes budgétaires

Chargée de mettre en oeuvre le programme de Plovdiv 2019, l’équipe artistique de la Fondation le voit se déliter sous ses yeux, faute de financements et de volonté politique. En mai 2017, les dépenses totales nécessaires à la mise en oeuvre du programme sont estimées à 40 millions d’euros. Le prix Melina Mercouri de la Commission européenne, que la Commission Européenne remet à la ville sélectionnée comme Capitale Européenne de la Culture, est une goutte d’eau d’1,5 millions d’euros. La promesse de participation de l’État bulgare a, elle, été arrachée tardivement, en mai 2017. Le gouvernement de Boiko Borissov se montrait réticent à débloquer des fonds, dans une Bulgarie où la pauvreté, les scandales de corruption, et la spirale nationaliste relèguent la culture au second plan. Alors qu’il avait, en 2017, annoncé un budget de 10,26 millions d’euros, l’État le réduit l’année suivante à huit.

La municipalité de Plovdiv est donc le principal bailleur de Plovdiv 2019. En août 2013, elle avait voté, en plus du budget culturel annuel, un plan de financement pluriannuel (2014-2020) de presque 24 millions d’euros. Dans ce cadre financier restreint, la Fondation se voyait attribuer 13 millions d’euros afin de gérer les « dépenses de fonctionnement » : la moitié dédiée aux projets artistiques, l’autre à l’entretien de son siège, à la rémunération de ses employé.e.s et à la communication. Pour les événements artistiques, le budget ne suffit pas : la Fondation ne produit que 10% du programme, le reste étant financé par des partenaires extérieurs (bailleurs de fonds, sponsors, mécènes, etc.).

© Ljubomir Atanassov / CdB

Afin de remporter les appels à projets, les compagnies devaient trouver leurs propres sponsors et subvenir à au moins 30% de leurs dépenses, ce pourcentage étant assez théorique. Comme l’explique Charlotte Sans, administratrice de la compagnie française Acte, qui a réalisé Lieu d’Être, un spectacle de danse contemporaine sur les façades de la résidence universitaire de médecine de Plovdiv, seuls un tiers des frais seront remboursés après l’événement. Les compagnies doivent pouvoir financer en amont leurs spectacles (matériel, transport, hébergement, rémunérations, etc.) en avançant les sommes promises par la Fondation. Malgré les subventions françaises et de nombreux dons de particulier·es et de riches mécènes, le spectacle de Plovdiv pourrait bien être le dernier Lieu d’Être, car Acte ne parvient pas à rentrer dans ses frais.

Contrainte dans sa mission événementielle, la Fondation l’est encore plus concernant l’application du programme infrastructurel. Seule la municipalité dispose des financements, et le pouvoir critique de la Fondation est limité par le simple fait qu’elle est dirigée par le maire. Or, ce programme concentre les projets phares de Plovdiv 2019, ayant vocation à transformer la ville, élaborés sur le temps long, par des collectifs d’artistes et de citadin·es. Malgré les promesses, aucun n’a vu le jour, et le manque de transparence dans l’allocation du budget municipal est vivement dénoncé.

En déduisant l’argent donné à la Fondation des sommes débloquées par l’État central et la municipalité de Plovdiv, on constate que le budget infrastructurel spécialement dédié au Programme Plovdiv 2019 est d’au moins 20 millions d’euros [3]. À cela s’ajoutent les budgets réguliers de la municipalité pour la culture, les infrastructures urbaines, ou encore le logement.

Où sont allés ces fonds ?

La façade du Kosmos en octobre 2018
© Ninon Chenivesse / CdB
L’escalier du Kosmos en juin 2019
© Ninon Chenivesse / CdB

À Plovdiv, les spéculations autour de l’avenir du cinéma Kosmos (sera-t-il détruit ?) illustrent le problème. Elles laissent rapidement place à la dénonciation résignée de promesses brisées, des conflits d’intérêts, et de la corruption. En novembre 2010, l’ancien maire de Plovdiv, Slavcho Atanasov, annonçait la destruction du Kino Kosmos, principal cinéma de la ville au temps du communisme, monument architectural qui devait être transformé en parking.

Après plusieurs mois de pression citoyenne, la municipalité renonce à ce projet. Un collectif Kosmos se constitue, et entreprend, en 2013, de nettoyer le bâtiment, tout en réfléchissant, avec des architectes, à sa restauration. La rénovation du Kosmos trouve une place centrale dans la candidature de Plovdiv 2019, et est très apprécié du jury car elle illustre la participation active des habitant.e.s au projet. La Fondation refuse toutefois d’assurer au collectif que ce projet sera sélectionné. En 2016, elle ouvre un appel à candidature élargi, qui n’aboutit pas. En juin 2019, l’édifice est toujours délabré, de nombreuses fenêtres de l’immense baie vitrée sont explosées, et le bâtiment souffre des orages successifs qui l’ont partiellement inondé.

Jusqu’au printemps 2017, la rénovation du Kosmos semblait pourtant en bonne voie. Les réunions entre le collectif et l’actuel maire de la ville, Ivan Totev, se succèdent, et 500 000 euros sont votés, sur le budget de la ville. « On parlait du Kosmos dans toute la Bulgarie, à Sofia, à Bourgas… Tout le monde y croyait », se remémore Boris Zafirov, membre du collectif. Mais rien ne s’est concrétisé. « Du jour au lendemain, la municipalité n’a plus répondu. Malgré notre insistance, nous n’avons plus été invité·es à aucune réunion concernant l’avenir du bâtiment. »

C’est alors que le collectif démissionne et dénonce des droits de rénovation vendus « sous la table ». « Nous n’avons jamais eu de confirmation officielle, et une enquête serait à mener, mais nous pensons que les droits ont d’abord été vendus à une entreprise de matériel de construction proche de la municipalité, dont le directeur est l’architecte de la rénovation du vélodrome, défectueux, Kolodrouma, l’un des meilleurs exemples de corruption récents à Plovdiv », s’indigne Boris Zafirov.

Cette entreprise se retire finalement elle aussi du projet. Un nouvel appel d’offre est lancé par la municipalité le 22 avril 2019. Certains pensent que le Kosmos sera rasé pour devenir le parking contre lequel le collectif a tant lutté. À la Fondation, Gina Kafedjian évoque en octobre 2018 un possible partenariat avec la bibliothèque de Plovdiv pour faire du cinéma un espace dédié au numérique. Emil Mirazchiev, lui, veut rester optimiste : « Non, ça ne deviendra pas un parking. Ça sera un lieu culturel, mais quoi ? » Pour le moment, la question reste ouverte.

Notes

[1Cette notion a notamment été théorisée par la géographe Maria Gravari Barbas, dans son article de 2009 La ’ville festive’ ou construire la ville contemporaine par l’événement

[2Le reportage Comment Plovdiv est devenue capitale européenne de la culture 2019 ?, réalisé en 2015 par Media Cafe retrace les premières étapes de construction du projet

[3Environ 8 millions d’euros de l’État central additionnés aux 24 millions d’euros de la municipalité, moins les dix millions d’euros donnés à la Fondation (sur les treize millions d’euros de fonds pour la fondation, 3% viennent de sponsors et bailleurs de fond).

[4Cette notion a notamment été théorisée par la géographe Maria Gravari Barbas, dans son article de 2009 La ’ville festive’ ou construire la ville contemporaine par l’événement

[5Le reportage Comment Plovdiv est devenue capitale européenne de la culture 2019 ?, réalisé en 2015 par Media Cafe retrace les premières étapes de construction du projet

[6Environ 8 millions d’euros de l’État central additionnés aux 24 millions d’euros de la municipalité, moins les dix millions d’euros donnés à la Fondation (sur les treize millions d’euros de fonds pour la fondation, 3% viennent de sponsors et bailleurs de fond).