Branko Milanović : quelle place pour les Balkans dans un monde de plus en plus inégalitaire ?

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L’intégration européenne est une illusion pour la Serbie et les autres pays des Balkans mais, dans un monde de plus en plus inégalitaire, pourront-ils profiter de la mondialisation du travail, que la pandémie a accéléré ? L’économiste Branko Milanović décrypte les nouvelles tendances mondiales. Entretien.

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Traduit par Jasna Tatar Anđelić (article original)

Branko Milanović
© Florida State University

Économiste, professeur invité à la Johns Hopkins University, Branko Milanović enseigne aussi dans d’autres universités prestigieuses. Il est l’auteur de livres remarqués sur les inégalités et la distribution des revenus. Il a travaillé au Département de la recherche de la Banque mondiale ainsi qu’à la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Né à Paris de parents serbes, il a grandi à Belgrade. En français, ses livres sont publiés aux éditions La Découverte.

Vreme (V.) : Que nous arrivera-t-il quand la pandémie sera enfin sous contrôle ?

Branko Milanović (B.M.) : Tout d’abord, tout ceci ne se terminera pas en appuyant sur un bouton, la situation s’améliorera petit à petit. Il y aura une reprise progressive de l’activité, les gens se détendront lentement, la vie reviendra à la normale, mais rien ne sera plus comme avant. La pandémie a accéléré de nombreux processus, en premier lieu la mondialisation du travail. Il est devenu évident non seulement que de nombreux emplois peuvent être effectués à domicile, mais qu’il peut y avoir une séparation physique entre la domiciliation d’une entreprise et le lieu de résidence d’une personne.

Ceci a de nombreuses conséquences. La première est la mondialisation de la main-d’œuvre, ce qui signifie que les entreprises, encore bien plus qu’auparavant, pourront embaucher là où c’est moins cher. Par ailleurs, je pense que les chaînes de valeur mondiales (Global Value Chains) vont changer. Elles reposent toujours sur l’idée qu’il n’y aura pas de perturbations externes. Si résilientes qu’elles soient, ces chaînes de production sont constamment menacées par des facteurs politiques et, bien entendu, par des événements extraordinaires comme la pandémie actuelle. Enfin, le conflit entre l’Amérique et la Chine s’est dramatiquement accéléré.

V. : Y a-t-il quelque chose de positif à attendre de ces changements ?

B.M. : Les gens meurent et c’est terrible, comme dans une guerre, mais chaque guerre accélère certains changements. Le développement technologique se poursuit, nous avons trouvé le vaccin le plus rapide de l’histoire de l’humanité. Cela peut paraître effrayant, mais certaines choses ne se seraient pas produites sans la pandémie. Si nous voulons être précis, l’effet positif, c’est la mondialisation du travail, car cela permet aux gens de travailler depuis tous les coins de la planète. La mondialisation du travail a suivi la mondialisation du capital, qui avait déjà pris son envol depuis bien longtemps.

V. : Y avait-il une bonne stratégie pour faire face à cette crise ?

B.M. : L’Amérique a réagi de manière vraiment catastrophique. Il n’y avait pas de stratégie au niveau fédéral, le sommet de l’État était dans le déni constant de la gravité de la situation. Lorsqu’il est devenu impossible de continuer à nier l’importance de la maladie, chaque État a fait ce qu’il pensait devoir faire, faute d’instructions fédérales. Il y a eu de fortes pressions de la part de monde des affaires pour lever les mesures restrictives brièvement en vigueur au printemps, mais ce n’était pas le bon moment car la pandémie n’était pas encore sous contrôle. Les États n’y ont pas résisté parce que c’était politiquement impopulaire. C’est pourquoi beaucoup de vies humaines ont été sacrifiées et l’activité économique a tout de même baissé. Ces résultats sont mauvais, car on s’est retrouvé perdant des deux côtés.

V. : La nouvelle administration américaine va-t-elle mieux faire ? Comment se souviendra-t-on du règne de Donald Trump ?

B.M. : Nous nous souviendrons de la hausse des inégalités, du chaos, du désordre et des querelles à tous les niveaux, qu’il s’agisse des conflits du Président avec les autres politiciens ou avec les médias. En revanche, certains changements de politique étrangère perdureront bien après Trump. Par exemple, le conflit avec la Chine, qui n’était pas si aigu avant son arrivée au pouvoir, s’est institutionnalisé, de sorte qu’il est accepté à la fois par les démocrates et les républicains. Divers accords douaniers ainsi que les relations avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ont changé, personne ne parle plus du retour de l’ambassade américaine de Jérusalem à Tel Aviv, et enfin, les relations avec l’Iran ne seront plus jamais les mêmes. Même ceux qui ne sont pas d’accord avec Trump doivent accepter le fait qu’il a changé certaines lignes directrices fondamentales de la politique étrangère américaine.

L’adhésion de la Serbie à l’Union européenne est une illusion.

V. : Durant la campagne électorale américain, les autorités serbes avaient choisi le camp des perdants, en soutenant Trump, mais elles se réjouissent désormais de la bonne coopération à venir avec la nouvelle administration, comme si de rien n’était. Comment comprenez-vous cette politique de coopération avec tout le monde - les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Union européenne… La Serbie a-t-elle une stratégie ?

B.M. : Je dois dire que la Serbie n’a pas trop de choix... Une autre personne au pouvoir suivrait certainement la même stratégie, qui consiste à s’asseoir sur quatre chaises à la fois.

V : Pourquoi ?

B.M. : Parce que l’adhésion de la Serbie à l’Union européenne (UE) est une illusion. Cela ne se produira certainement pas dans un proche avenir, et la question est même de savoir si cela se produira un jour. Cela signifie que vous ne pouvez pas vous concentrer uniquement sur cet aspect, mais vous devez également regarder ailleurs, y compris vers la Chine, qui devient un investisseur important dans les Balkans, la Russie en raison d’autres intérêts tels que le Kosovo et l’énergie, ou l’Amérique, qui est la plus grande puissance du monde.

V. : Pensez-vous que les autres pays des Balkans n’adhéreront pas non plus à l’UE ?

BM : Le seul pays qui peut espérer rejoindre l’Union européenne dans les vingt ou trente prochaines années est le Monténégro parce qu’il est petit, qu’il fait déjà partie de l’Otan, et qu’il est nécessaire d’entretenir l’espoir que d’autres pays de la région pourraient compter sur l’adhésion, même si objectivement je pense qu’aucun d’entre eux ne finira dans l’UE. L’Union est elle-même entrée dans une phase d’auto-examen, elle ne peut parvenir au consensus avec le nombre actuel de ses membres. Accepter de nouveaux États sous-développés, accablés de problèmes de gouvernance, privés d’un véritable État de droit ou d’élections libres est une option totalement inacceptable.

V. : L’idée d’un « mini-Schengen balkanique », basé sur les principes de la libre circulation des personnes, des capitaux, des biens et des services, peut-elle représenter une alternative à l’UE ?

B.M. : Je dois dire que je ne vois aucun sens particulier à ce projet. La Serbie a une tendance constante à s’unir avec certains, puis à se désunir par la guerre. Le commerce est important et doit être dédouané, mais la situation générale est trop instable pour imaginer une circulation normale de la main-d’œuvre.

La mondialisation du travail fragilisera encore plus la position de la classe moyenne en Occident, déjà menacée par la mondialisation du capital.

V : La mondialisation du travail dont vous parlez suscite-t-elle un espoir en Serbie ?

B.M. : Cela peut avoir des effets positifs car la Serbie dispose d’une main-d’œuvre qualifiée. Ce que la Serbie a mis en oeuvre dans le secteur informatique pourrait être étendu à d’autres domaines, de façon à augmenter le nombre de personnes travaillant pour des entreprises étrangères sans traverser les frontières du pays. En revanche, cette mondialisation du travail fragilisera la position de la classe moyenne en Occident, déjà menacée par la mondialisation du capital, qui a provoqué la montée de l’Asie et la chute de l’Europe et de l’Amérique.

V : Tout cela aggravera-t-il encore plus les inégalités ? Les 26 personnes les plus riches du monde possèdent des richesses égales à celles de 3,8 milliards de personnes de la moitié plus pauvre...

B.M. : Cette aggravation des inégalités est déjà en cours, il suffit de regarder à quel point la richesse de Jeff Bezos et d’autres qui opèrent dans le secteur de la vente en ligne a augmenté depuis le début de la pandémie. Cela va encore s’exacerber à mesure que vous aurez toujours plus l’opportunité non seulement d’investir votre capital où vous le souhaitez, mais aussi d’embaucher de la main-d’œuvre partout dans le monde. Je pense que la mondialisation qui se produit actuellement est comparable à la révolution industrielle du XIXe siècle. La mondialisation touche principalement les pays asiatiques, il est illusoire de s’attendre à ce que tout le monde en profite. Certains gagnent, d’autres perdent. Le plus grand perdant a été et sera encore la classe moyenne des pays développés.

V. : Cette classe moyenne en danger voit son salut dans des dirigeants autoritaires, tant en Europe qu’en Amérique. Pourquoi ?

B.M. : C’est la raison principale de l’arrivée de Donald Trump au pouvoir et du renforcement des courants nationalistes en Europe. Je pense que ces tendances vont se poursuivre. Ces mouvements ne peuvent pas arriver au pouvoir parce qu’ils n’ont pas de programme, mais ils resteront une menace permanente en rassemblant tous les insatisfaits.