Blog • Roumanie : la lutte anticorruption, arme des nantis ?

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A lui seul, le spectacle offert par les centaines puis les milliers des contre-manifestants huant le Président « allemand » et qui vont battre le pavé à Piteşti ou à Tîrgovişte en clamant « Nous ne résistons pas, nous votons ! » et les dizaines puis les centaines de milliers de manifestants contre la corruption dont les images ont fait le tour du monde suffit pour se faire une idée des lignes de fracture au sein de la société roumaine. Cette question est revenue dans le débat public en Roumanie à travers notamment l’accusation de racisme social formulée à l’encontre des manifestants contre la corruption.

Meeting de soutien au PSD à Tîrgoviste

« La différence entre les deux [la contre-manifestation devant le palais présidentiel de Cotroceni à l’appel du Parti social-démocrate (PSD) et la manifestation contre la corruption de la place de la Victoire] est que ceux de Cotroceni sont des téléspectateurs dans ce sens qu’ils reproduisent des messages entendus la veille à la télé. Les autres ne se comportent pas en téléspectateurs, ce sont des hommes qui ont des métiers clairs, qui savent protéger leur statut. » Cette énième « petite phrase » prononcée à la chaîne Digi24 par l’ancien ministre de la Culture Andrei Pleşu, auteur depuis des années d’éditos moralisateurs sur les sujets les plus divers dans lesquels sont dénoncés tour à tour les fautes de langue, le manque de culture, le communisme ou le mauvais goût allait créer un certain malaise qui en dit long sur les lignes de fracture qui caractérisent la société roumaine de nos jours.

La réaction de Mihai Radu dans Caţavencii [1], un hebdomadaire dont le ton se situe quelque part entre le Canard enchaîné et Charlie hebdo, est assez éclairante. Il y dénonce une « mise en scène du mépris social » d’autant plus choquante que l’accent est mis sans nuance sur le contraste entre les « sympathiques et vigilants » manifestants et les « sans-statut et sans-carrière » contre-manifestants. Admettons qu’ils sont comme vous le dites, ceux de Cotroceni, amenés tous en bus par le PSD. Je ne m’attendais pas d’un Pleşu qu’il s’écrie comme une mégère : « Attention, ils ne sont pas authentiques ! » mais qu’il explique pourquoi il reste encore des hommes, beaucoup, qui puissent être si facilement manœuvrés par un parti. Qu’est-ce que cela veut dire sur la classe politique dix ans après l’entrée dans l’UE ? Sur l’UE, sur le niveau de vie ? Quelle est la relation entre niveau de vie, anticorruption et démocratie ? Sinon, nous n’avons qu’à nous gargariser parce que nous sommes ‘’meilleurs’’ que les autres. »

A lui seul le spectacle offert par les centaines puis les milliers des contre-manifestants huant le Président « allemand » et qui vont battre le pavé à Piteşti ou à Tîrgovişte en clamant « Nous ne résistons pas, nous votons ! » et les dizaines puis centaines de milliers de manifestants contre la corruption dont les images ont fait le tour du monde suffit de se faire une idée de ce contraste. Mais faut-il en rester là ?

Que faire de ces incorrigibles sales, bêtes et méchants ?

« La nouvelle génération est très prometteuse, vigilante sur le plan civique, réagit promptement. Mon explication est qu’il s’agit de la première génération qui n’a pas ces expériences marquées par l’inertie d’avant 1989 – celles de la peur, des nostalgies, de la dissimulation. C’est la première génération née « normale » et je me réjouis qu’elle se manifeste. », s’exclamait ce même Andrei Pleşu par la même occasion. Plutôt que d’épiloguer sur les effets rhétoriques et les généralisations hâtives de tels propos, on peut se poser la question suivante : Quand bien même tout ceci était vrai, que fait-on des autres ? Des sans-statut, des sans-carrière, des laissés-pour-compte de la dynamique en cours, de ceux qui font figure d’incorrigibles sales, bêtes et méchants…

Force est de constater que, en laissant de côté l’indignation, feinte ou non, des cadres du PSD, cette interrogation s’insinue de plus en plus dans le débat public. A l’origine, la question a été soulevée par plusieurs belles plumes de ce que l’on appelle l’extrême gauche et débattue presque exclusivement en son sein. Assez vite, cependant, elle est devenue son cheval de bataille. Du statut d’interrogation - permettant par exemple de questionner les réalités de la société roumaine dix ans après l’intégration de l’UE - elle est passée au stade d’accusation dirigée contre ceux qui sont à la pointe de la lutte contre la corruption. Aux premiers rangs des accusés se retrouvent ces derniers temps Les membres d’une nouvelle formation politique, l’Union Sauvez la Roumanie (USR) et la plupart des manifestants qui se sont mobilisés pour le retrait de l’ordonnance amnistiant les politiques et leurs amis votée en catimini par le gouvernement PSD font aujourd’hui les frais de l’accusation de racisme social. Le racisme social serait-il le moteur de l’hostilité affichée un peu partout dans le pays au modèle de gouvernance du PSD ? L’anticorruption serait-elle la nouvelle arme des nantis ?

C’est ce que semblent soutenir sur la Toile, chacun à sa manière, trois parmi les plus réputés animateurs de l’espace d’extrême gauche roumaine. Dans les lignes qui suivent je me contenterai de présenter leurs positions en sorte que le lecteur puisse se forger sa propre opinion. Ce post s’inscrit dans la continuité de celui publié au lendemain des élections de décembre 2016 sous le titre Les Roumains aiment-ils la corruption ?.

Dès le lendemain de l’élection surprise de Klaus Iohannis aux dépens du candidat du PSD, Victor Ponta, à la présidence de la République, en novembre 2014, l’anthropologue Florin Poenaru [2] faisait paraître un texte traduit dans le Courrier des Balkans sous le titre « Quand la lutte anti-corruption fait oublier la justice sociale » [3]. Après avoir relativisé l’importance de la corruption endémique dont souffrirait la Roumanie, il dressait le tableau d’ensemble suivant : « En Roumanie, la lutte contre la corruption était un élément central de la politique de classe menée par l’ancienne intelligentsia contre les membres du Parti communiste. Après 1989, l’intelligentsia socialiste a essayé de s’accaparer le pouvoir politique et économique en s’ouvrant aux flux de capitaux occidentaux, mais elle a toujours été restreinte [empêchée] par les positions dominantes occupées par les membres du Parti, qui souhaitaient diriger ces flux vers des intérêts personnels.

Au lieu de voir la classe post-communiste nouvellement créée comme des capitalistes locaux, l’intelligentsia et la classe moyenne les accusaient d’être des néo-communistes corrompus. Pour les combattre, ils agitaient le chiffon de l’anticommunisme et de la lutte contre la corruption. Au lieu de se confronter à la nouvelle réalité capitaliste, la lutte anti-corruption se battait contre des anciens communistes alors même que ceux-ci se comportaient comme de parfaits capitalistes. En conséquence, la lutte contre la corruption est devenue juste un autre mot à la mode dans le vocabulaire de la transition néolibérale. »

Pour sa part, au début de la mobilisation contre la tentative de réforme du Code pénal par le PSD, le critique littéraire Costi Rogozanu avertissait ses lecteurs dans le post daté du 23 janvier sur son blog hébergé par Realitatea TV que : « Ce ne sont pas eux [les procureurs] mais les diverses formes d’action politique qui peuvent résoudre les problèmes difficiles et profonds du capitalisme. Les procureurs sont eux aussi des fonctionnaires qui peuvent découvrir parfois un grand voleur, mais le système ne change pas pour autant. La plus grande partie de la classe moyenne ne comprend pas qu’en matière de santé, la corruption aussi grande soit-elle ne ferait jamais autant de ravages que la privatisation d’une tranche des services existants. »

Observateur assidu de l’actualité du pays, auteur d’analyses parfois très subtiles et de remarques ironiques, il se contentait cette fois-ci de déplorer « les mauvais mouvements » initiés par le PSD et son gouvernement au lendemain de son installation qui ont mis hors circuit « les débats sur l’économie et le social », avant de conclure sèchement en estimant que « ces manifestations ont touché, si nous regardons les slogans, à peu près toute la gamme des anti- : anti-PSD, anti-budgétaires, anti-dépenses sociales que nous observons dans les diverses formes d’activisme de droite des jeunes (le seul qui existe, d’ailleurs) associés habituellement à l’anticorruption » [4] .

Le paternalisme PSD, l’obscurantisme PNL, le racisme social de l’USR

Deux mois auparavant, à la veille des élections du 11 décembre 2016 gagnées haut la main comme prévu par le PSD, sur CritcAtac, Florin Poenaru se faisait déjà assez précis sur les accusations portées contre les promoteurs de la lutte contre la corruption dans une charge contre le gouvernement dit technocrate de Dacian Cioloş (17.11.2015-4.01.2017), responsable à ses yeux des conditions dans lesquelles se déroulent les élections parlementaires :« Partout dans le monde les institutions de la démocratie bourgeoise libérale sont remplacées par des formes d’autoritarisme, de populisme et d’extrémisme de droite. La Roumanie ne fait pas exception. »

« Ces élections ont été réduites à un plébiscite pro- ou anti-Cioloş (…) Après vingt-sept ans de prétendue transition vers la démocratie, les élections parlementaires de 2016 ont entériné de fait la suspension de l’édifice formel de la démocratie bourgeoise : les élections, les partis, les programmes politiques, les idéologies en compétition, la séparation des pouvoirs, le Parlement et la politique en général ont été mis de côté afin d’imposer (ou non) un personnage à la tête du gouvernement [Cioloş], avec l’accord du Président [Iohannis]. »

« En 2016, la situation [avec ces élections] est en régression non seulement par rapport à la transition mais aussi à la période communiste. En ce temps, même s’il y avait une seule option sur le bulletin de vote (les représentants du parti communiste), l’option était bien là, visible. »

« En Roumanie, les élections parlementaires de 2016 vont décider seulement qui va colorier politiquement l’effondrement du consensus néolibéral dans le cadre de l’autoritarisme d’Etat déjà existent : le paternalisme PSD, l’obscurantisme PNL ou le racisme social de l’USR. »

La mises en garde répétées du président de l’USR, le mathématicien Nicuşor Dan [5], contre la « teleormanisation de la Roumanie » par le PSD, c’est-à-dire l’application à l’échelle du pays de la gouvernance clientéliste du département –Teleorman - géré par le chef du PSD Liviu Dragnea, lui-même condamné pour abus social, auraient en quelque sorte conduit à la stigmatisation des pauvres et renforcé ce racisme social dénoncé par les auteurs de CriticAtac. Selon Nicuşor Dan, suivi sur ce point par bien des manifestants anticorruption, il s’agit là d’un système conçu par des anciens nomenclaturistes et repris par des gens formés par eux qui a leur a permis de voler tout en maintenant la paix sociale : peu de privatisations mais suffisantes pour leur permettre de s’emparer d’entreprises rentables, distributions de diverses aides en sorte que les abus ne soient pas dénoncés et pour que l’on ferme les yeux sur les carences de l’administration. Ce système a fonctionné surtout dans certains départements du sud du pays, aux ressources limitées, dans une région historiquement sous-développée. On y enregistre les taux les plus élevés de participation et les meilleurs scores du PSD.

La voie ouzbek

Dans son post paru sur CriticAtac le 7 février, donc après les grands rassemblements de protestation auxquels il a d’ailleurs participé au départ, l’écrivain Vasile Ernu [6] attaque le sujet sur un ton plus joyeux en estimant qu’il est en train de gagner le pari qu’il avait fait il y a trois ou quatre ans : telle qu’elle est menée et instrumentalisée, cette lutte contre la corruption finira en Roumanie comme en Ouzbékistan !

A la fin des années 1970, on a découvert par hasard dans plusieurs villages ouzbeks des comptes qui ne correspondaient pas aux réalités, puis de fil en aiguille, les enquêteurs sont remontés jusqu’à Tachkent. Puis la presse s’est emparée de l’affaire « du coton », c’est la principale richesse de ce pays. Mais, au lieu de chercher les causes du phénomène, note Vasile Ernu, cela a donné lieu avec l’arrivée de la perestroïka à une véritable lutte politique entre le Parti, le KGB, le ministère de l’Intérieur et le parquet. Résultat ? Les institutions de l’Etat ont volé en éclats, l’industrie du coton, n’en parlons plus. C’est le KGB qui s’en est le mieux sorti. Il y a eu certes corruption, à grande échelle même. Ceux qui sont tombés étaient coupables, non pas parce qu’ils étaient forcément eux-mêmes corrompus mais parce qu’ils faisaient partie des institutions susnommées.

La Roumanie a choisi la voie ouzbek avec les mêmes résultats : les institutions vont voler en éclats, l’économie sera dévastée, les structures politiques discréditées. Et, dans l’affaire ouzbek, c’est une institution « technocrate et apolitique », le KGB, qui a gagné !
Mais c’est peut-être cette autre remarque faite au passage par l’auteur qui donne tout son sens à son histoire : « En ces temps soviétiques il n’existait pas cette cinquième institution très puissante qui aujourd’hui fait la loi : le capital privé qui joue un rôle très actif dans le développement du phénomène appelé grande corruption. » [7]