Balkans : « Au nom de la lutte contre les migrations, on favorise la traite des êtres humains »

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Appuyés par l’Union européenne, les pays des Balkans érigent un à un des murs de barbelés pour empêcher les migrations irrégulières. Sans s’attaquer aux réseaux criminels ni lutter contre la traite des êtres humains dont sont victimes les plus faibles des candidats à l’exil, notamment les mineurs isolés. Le sociologue Olivier Peyroux dénonce l’hypocrisie de Bruxelles. Entretien.

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Propos recueillis par Jean-Arnault Dérens

Réfugiés près la frontière serbo-hongroise, février 2018
© Laurent Geslin / CdB

Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.


Olivier Peyroux est sociologue. Il travaille depuis plus de dix ans auprès des mineurs victimes de la traite, d’abord en Roumanie, puis en France. Il vient de publier Les fantômes de l’Europe. Les migrants face aux politiques migratoires, une étude qui se base sur de nombreuses missions de terrain.

Le Courrier des Balkans (CdB) : Votre livre se concentre sur les réseaux criminels impliqués dans les migrations… Mais quelles réalités recouvre ce terme de « passeur » ?

Olivier Peyroux (O.P.) : Il y a plusieurs manières de réaliser sa migration. Dans certains cas, les itinéraires sont organisés du départ à l’arrivée, généralement avec remise initiale des deux-tiers de la somme totale à des « agents smugglers », de véritables agents qui organisent tout le voyage en s’appuyant sur des relais locaux, des « oncles », qui sont des guides plutôt que des passeurs. Il s’agit souvent de personnes de la même nationalité que le candidat au départ. Ils sont installés dans les pays étapes, et ce sont parfois des migrants eux-mêmes ou bien des locaux. En la matière, il y a parfois de petits monopoles, comme ceux des chauffeurs de taxi de Preševo, dans le sud de la Serbie, qui ne veulent pas voir quiconque interférer dans leurs affaires. Autrement, le voyage se négocie étape par étape, ce qui suppose souvent des arrêts pour travailler et gagner de l’argent, ou bien attendre que la famille restée au pays envoie des fonds. Par exemple, beaucoup de migrants, notamment des mineurs, revendent de la drogue à Thessalonique : pour les réseaux criminels, ces petites mains sont les bienvenues, car elles ne risquent pas grand-chose pénalement, et pour les candidats au départ, cela permet de gagner quelques billets pour avancer un peu sur la route.

Olivier Peyroux, Les fantômes de l’Europe. Les migrants face aux politiques migratoires, Non Lieu, Paris, 2020, 234 pages

  • Prix : 16,00 
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CdB : Pour ce livre, vous vous êtes basé sur de nombreuses missions de terrain...

O.P. : J’ai effectué plusieurs missions au Proche-Orient, notamment en Turquie, au Liban et en Jordanie en 2016-2018. Je me suis aussi rendu souvent en Grèce, ma dernière mission ayant été à Thessalonique en 2019, et en Serbie. Dans ces deux derniers pays, je travaille avec des organisations locales, ARSIS à Thessalonique, en Grèce, Atina en Serbie ou encore La Strada en Macédoine du Nord, qui se charge de la sécurisation des mineurs en migration, notamment sur les points de passage comme à Preševo, à la frontière entre la Macédoine du Nord et la Serbie.

CdB : Ne trouvez-vous pas qu’on parle beaucoup de la lutte contre les migrations irrégulières, mais guère de celle contre la traite des êtres humains ?

O.P. : C’est tout le paradoxe de la situation actuelle ! Les flux migratoires se sont largement taris. Il est impossible de comparer la situation sur la route des Balkans aujourd’hui à ce qu’elle était en 2015. Entre 2015 et 2017, le nombre de passages par la route de la Méditerranée centrale a également été divisé par dix. On ne peut plus parler de migrations massives. Des barrières et des « murs » truffés de technologies ne cessent de s’ériger à l’intérieur même de l’espace européen. Dans le même temps, les prix des passages n’ont cessé d’augmenter, alimentant un très lucratif business, tandis que la traite des êtres humains, elle aussi, n’a cessé de se développer. La traite concerne l’exploitation sexuelle, mais aussi le travail forcé et l’utilisation des migrants pour commettre des délits, vols à l’arraché, cambriolages, vente de drogue, etc.

CdB : Comment s’organise cette exploitation des migrants le long de la « route des Balkans » ?

O.P. : Cette exploitation protéiforme – travail rémunéré, travail contraint, exploitation sexuelle – commence souvent dès le début de la route, notamment en Turquie. On a souvent constaté des situations où les migrants sont séquestrés jusqu’à ce que leur famille paient une véritable rançon, comme cela a par exemple été le cas à Lojane, en Macédoine du Nord. Cela s’est aussi produit en 2018 dans la région de Thessalonique, en Grèce. Il est toutefois notable que sur la route des Balkans, après la Grèce, on ne constate plus d’exploitation des migrants par les réseaux criminels. Les sociétés sont probablement trop pauvres pour laisser la place au travail des migrants. Quand on a franchi la frontière de la Macédoine du Nord, on ne peut donc plus compter que sur le capital accumulé précédemment. Les Balkans forment un cul-de-sac d’autant plus terrible que les gens, bien souvent, n’ont plus d’argent.

CdB : Comment les différents réseaux impliqués dans les parcours migratoires coopèrent-ils entre eux ?

O.P. : Ils s’organisent essentiellement sur une base nationale, même si certaines nationalités jouent un rôle prépondérant, comme les Pakistanais qui ont souvent réussi à bien s’entendre avec les réseaux criminels locaux, notamment albanais. Les liens entre les réseaux criminels afghans, irakiens, pakistanais, turcs, albanais ou italiens, liés aux trafics de drogue, remontent aux années 1980, et beaucoup d’exilés savent qu’ils peuvent compter sur l’aide de concitoyens établis de longue date dans les pays qu’ils traversent. Seuls les Algériens et les Maghrébins ne disposent en général pas de ce type de relais, ce qui explique la mise à l’écart dont ils souffrent très souvent.

CdB : L’exploitation des migrants concerne tout particulièrement les mineurs, et ceux-ci sont de plus en plus nombreux sur la route des Balkans…

O.P. : En effet. On trouve des mineurs isolés en migration sur la route des Balkans dès 2010, mais leur importance proportionnelle ne cesse de croître, alors même que le nombre global de personnes en migration, lui, a drastiquement baissé depuis la fermeture des frontières en 2016. De fait, les mineurs partent parce que sont eux qui ont le plus de chances d’obtenir une régularisation en Europe, ils partent même de plus en plus jeunes, dès douze ou treize ans, poussés par leurs familles. L’Union européenne, théoriquement, a déployé des moyens importants pour les accueillir en Turquie et en Grèce.

Les mineurs sont en effet protégés par la Convention de 1989 de l’ONU relative aux droits des enfants : les États leur doivent protection et assistance. Même le règlement européen Dublin III prévoit des mécanismes spécifiques de réunification familiale pour les mineurs isolés. En Grèce, où beaucoup de moyens ont pourtant été mis en œuvre, rien n’est prévu pour les mineurs sauf l’enfermement, du moins tant qu’ils ne parviennent pas à rentrer dans le cadre de la protection de l’enfance. Il s’agit pour l’essentiel de centres fermés, éloignés des villes, comme dans la région de Thessalonique. Des progrès importants ont néanmoins été faits en Grèce continentale, tandis que la situation demeure catastrophique sur les îles de la Mer Egée.

Beaucoup de mineurs s’engagent sur la route des Balkans, où aucun dispositif d’accueil n’est prévu.

Le travail de filtrage n’est pas fait, ni en Turquie ni en Grèce, et beaucoup de mineurs s’engagent sur la route des Balkans où aucun dispositif particulier d’accueil n’est prévu pour eux. On laisse les États se débrouiller, mais en réalité, seules quelques ONG s’occupent des mineurs. L’UE fait donc preuve d’une totale hypocrisie, c’est comme si la catégorie de « mineurs isolés » n’existait plus après la Grèce. La preuve, on ne dispose même pas de chiffres. En Serbie, il n’y a pas de foyers ou de centres d’accueil spécifiques pour les mineurs, la Bulgarie joue la politique du pourrissement pour tenter de décourager les candidats au voyage… L’UE accorde des fonds très importants à la Serbie, sans s’intéresser à la situation spécifique des mineurs.

CdB : Quelle est, de manière générale, la situation sur cette route des Balkans ?

O.P. : C’est une impasse. On a laissé les États se débrouiller seuls, et certains ont fait le choix de la répression tous azimuts, comme la Slovénie, la Croatie ou encore la Roumanie. Dans ces conditions, les plus faibles sont mis en grave danger. Les mineurs isolés en migration représentent une proie naturelle pour l’exploitation sexuelle, une main-d’œuvre facilement récupérable par les réseaux du crime organisé. Pire, du fait de ce choix du tout répressif, l’insécurité provient plus des forces de l’ordre que de ces réseaux criminels. Rappelons que la lutte contre les migrations irrégulières vise à protéger une frontière, tandis que la lutte contre la traite des êtres humains a pour but de protéger des personnes.